1Éléments de contexte
« Géant par sa propre nature », comme le dit l’hymne national, le Brésil est le seul pays lusophone de l’Amérique latine, entouré de ses voisins hispanophones. Dans le contexte universitaire brésilien, après l’anglais, ce sont l’espagnol et le français qui figurent comme deuxième langue étrangère. À l’Université de São Paulo, il est possible de distinguer quelques sphères d’études du français : la licence et le troisième cycle en Lettres-Français1, le centre de langues, qui offre des cours de français sur objectifs spécifiques (FOS) aux étudiants de l’université, le laboratoire de littératie académique2 et le cours d’extension à la communauté interne et externe. Nous présenterons plus spécifiquement du travail conduit dans cette dernière sphère. Ce cours de français langue étrangère a un public assez varié, étant donné que les 800 élèves sont des étudiants, professeurs ou fonctionnaires de l’université, professeurs du réseau public, retraités, etc. Ces cours constituent un vrai laboratoire d’articulation entre les trois piliers de l’université : l’enseignement, la recherche et l’extension des savoirs scientifiques à la communauté externe, car l’intention est celle d’offrir un espace de formation à des étudiants jeunes diplômés, sans presque aucune expérience, où ils puissent avoir un espace entre la pratique et la réflexion pour apprendre leur métier d’enseignant.
2Présupposés théoriques
Afin de répondre aux besoins de formation dans ce contexte, les recherches entamées partent de la question « comment les enseignants apprennent-ils leur métier? ». À partir de là, nous cherchons à comprendre le développement des étudiants-enseignants de notre contexte par rapport à leur travail. Notre cadre théorique et méthodologique général est l’interactionnisme sociodiscursif (ISD), cadre qui nous permet d’étudier le développement professionnel des professeurs de FLE à travers l’activité langagière qu’ils produisent dans notre contexte. Nous avons recours également à d’autres lignes de recherche dont les fondements théoriques de base dialoguent entre eux.
3C’est dans l’œuvre de Vygotski, redécouverte dans les années 80 et 90, que l’ISD a fondé ses principes : a) l’agir comme unité d’analyse du fonctionnement humain, b) l’analyse du langage et de ses effets sur le fonctionnement humain, et c) une prise en compte de l’intervention pratique et des processus de médiation formative qui s’y développent (Bronckart, 2008 : 9). Le fait de prendre en compte l’agir humain nous mène donc à considérer le travail comme un agir, ainsi qu’à observer la formation par l’analyse du travail (Bronckart, 2008 : 93). Pour analyser l’agir des enseignants comme un travail, nous nous appuyons aussi sur quelques-unes des sciences du travail, notamment dans les études de l’ergonomie de l’activité (Amigues, 2004) et de la clinique de l’activité (Clot, 1999).
4À partir de ce cadre théorique général, nous avons élu quelques notions qui nous semblent extrêmement importantes pour étudier le travail enseignant : celle d’instrument (Vygotski, 1997; Friedrich, 2010/2012) pour analyser le rôle du matériel didactique et des « outils » de travail; celle de travail prescrit, réalisé et réel de l’activité (Clot, 1999; Clot et al., 2001) pour interpréter les données; le concept de reconception comme une manière d’adapter les « prescriptions » au contexte particulier de travail (Amigues, Faïta, Saujat, 2004). Nous utilisons également des méthodes de verbalisation sur l’activité de travail (Faïta, 2011; Clot, 1999; Clot et al., 2001) et, dans ce sens, nous proposons la formation au travers de l’analyse des pratiques professionnelles matérialisées dans des textes (Bronckart, 2008 : 107). Finalement, pour analyser les verbalisations produites dans les situations de travail enseignant de ce cours d’extension universitaire, nous nous servons du modèle d’analyse de textes proposé par Bronckart (1997, 2008). Nous nous basons également sur les recherches du Groupe ALTER (Machado, Lousada, Ferreira, 2011; Machado, 2004; Machado, Lousada, 2010), qui proposent une relecture de ce cadre théorique pour comprendre le travail du professeur au Brésil, que ce soit le professeur de FLE ou n’importe quel autre.
5Procédures méthodologiques
Dans cet article, nous souhaitons présenter plus en détail les méthodes de verbalisation sur l’activité de travail, à savoir l’autoconfrontation et l’instruction au sosie (Clot et al., 2001), qui nous permettent de mener nos recherches sur le travail du professeur de notre cours d’extension. D’abord, ces méthodes se constituent comme des processus d’intervention dans le travail, vu que l’objectif est, avant tout, de résoudre des problèmes vécus dans le milieu de travail. C’est-à-dire que la première étape de l’intervention (qui ne se constituera en recherche qu’après cela) est la réunion des professeurs concernés et l’identification des problèmes qu’ils ont réellement dans leur quotidien de travail. Il va sans dire que, s’agissant de professeurs qui débutent dans leur carrière, les difficultés qu’ils évoquent sont nombreuses et justifient qu’on s’y intéresse, en vue de mieux les former à l’exercice de la profession. Après l’identification des difficultés, les professeurs eux-mêmes identifient qui veut être filmé dans l’exécution d’une tâche qui pose problème. À ce moment, on procède à un filmage du cours de deux professeurs, choisis, professeurs et cours, par ce qu’on appelle « le collectif de travail ». Les films des deux cours seront l’objet d’analyse par les professeurs eux-mêmes et le chercheur lors des entretiens en autoconfrontation (Clot et al., 2001). Premièrement, le chercheur regarde avec chaque professeur séparément les images du cours et il le confronte avec les actions choisies dans les situations vécues. Cette confrontation entre un enseignant et le chercheur est appelée autoconfrontation simple. Dans un moment postérieur, les deux enseignants regardent les filmages réalisés avec le chercheur et chacun est confronté à son collègue à propos des actions vécues en salle de classe et enregistrées dans les films. Ce deuxième type de confrontation s’appelle autoconfrontation croisée. Il est important de dire que, dans ce processus, le sujet est co-analyste de sa propre activité, vu qu’il verbalise les actions choisies et, interpellé par un pair, il peut mettre en relation ce qu’il regarde avec d’autres possibilités d’action que le temps et la prise de distance par rapport à la situation vécue peuvent lui apporter. C’est un processus dialogique, au sens de Bakhtine (1984), dans lequel les sujets engagés peuvent réfléchir à leur propre travail.
6L’instruction au sosie est un processus d’intervention mené aussi au sein d’un collectif de travail (Faïta, 2004). Lors d’une réunion du groupe de travail, le chercheur pose la question suivante à un professeur : « On suppose que demain je doive te remplacer dans ton cours. Qu’est-ce que je dois faire pour que personne ne s’aperçoive de la substitution? » L’enseignant doit instruire le chercheur (le sosie) en s’attardant aux détails de son activité. Le sosie, à son tour, doit poser des questions qui puissent l’aider à comprendre comment le professeur fait son travail. Il est important de dire que dans cette démarche on ne veut pas du tout connaître le motif des choix de l’enseignant, mais la façon dont il fait son travail — c’est pour cela que les questions du chercheur, qui visent à avoir accès aux détails de l’activité enseignante, doivent être toujours du style « Comment je fais cela? » et pas du tout « Pourquoi je dois faire cela? ». Le professeur doit utiliser toujours le « tu » ou le « vous » pendant l’instruction (et pas le « je »), en vue de prendre de la distance par rapport à son propre travail. Après les instructions, le collectif de travail peut interpeller l’enseignant en lui posant des questions à propos de tout ce qui n’est pas assez clair. Cette étape est tout entière enregistrée en audio, et ensuite l’enseignant sera en contact avec ce qu’il a lui-même instruit, puisqu’il devra écouter cet enregistrement audio et écrire un texte avec des commentaires d’un morceau de l’instruction. Dans une autre réunion, on mène une discussion à propos des commentaires écrits par l’enseignant.
7Il est important de souligner que, pour ces deux méthodes d’intervention mises en œuvre par notre groupe, la constitution d’un collectif de travail est fondamentale. C’est seulement au sein du collectif que les participants des interventions peuvent se sentir à l’aise pour partager leurs expériences, difficultés et échecs. L’analyse du travail faite par des confrontations soutient l’importance de ne pas juger ceux qui participent au processus d’intervention. Le but est d’analyser et de comprendre le travail enseignant à partir des difficultés vécues dans le milieu de travail. Pour les autoconfrontations, c’est bien que les deux enseignants impliqués dans le processus soient insérés dans un groupe qui travaille ensemble, vu que, quand on met en œuvre l’autoconfrontation croisée, l’un sera amené à discuter du travail de l’autre. Pour l’instruction au sosie, le groupe est présent à la réunion avec une tâche spécifique : après les instructions, ses membres pourront réagir en posant des questions à propos des éléments implicites issus de l’instruction (Saujat, 2005).
8L’autoconfrontation et l’instruction au sosie peuvent se constituer comme un moment où l’enseignant se sert de l’expérience de travail pour faire autrement son propre travail. Pour l’autoconfrontation, le professeur regarde son activité au passé et, quand il est confronté par un pair, il prend conscience des nouvelles possibilités d’action. Il y a donc des « possibilités non réalisées » qui sont redécouvertes comme des nouvelles possibilités d’action (Clot et al., 2001). Cette prise de conscience est possible aussi pour l’instruction au sosie : quand l’enseignant se distancie de lui-même en donnant des instructions à un autre sujet, il a la possibilité (surtout d’après avoir pris contact avec ses propres instructions par la transcription et les commentaires qu’il devra faire ensuite) de devenir un autre pour lui-même. C’est lorsque l’enseignant peut voir d’une autre façon ce qu’il fait dans une salle de classe qu’il peut prendre conscience de son action, la reconceptualiser et la refaire d’une autre façon. Cette distance qu’on prend face à soi-même pour voir ses actions d’une autre manière est cruciale pour ces deux démarches, soit en vue d’une autoconfrontation, soit en vue de l’instruction au sosie.
9En guise de conclusion : quelques résultats de recherche
Ce n’est qu’après la conclusion du processus d’intervention que les données recueillies deviennent des données de recherche. Actuellement, quelques recherches sont faites à partir des données issues des processus d’intervention déjà conclus (Fazion, à paraître, Silva, à paraître ; Menezes, à paraître, Barioni, à paraître, Soares, à paraître). Nous avons également des recherches de master déjà soutenues, quelques-unes centrées sur l’apprentissage des élèves à travers des instruments que sont les genres textuels (Guimarães-Santos, 2012 ; Melão, 2014 ; Añez, 2014 ; Rocha, 2014), et d’autres centrées sur le travail enseignant (Dantas-Longhi, 2013).
10Ces données peuvent servir aussi à la formation, comme c’est le cas de quelques réunions de « retour au collectif » réalisées par le groupe en 2013. Dans ces réunions, qui ont été également filmées, on a pu discuter des contraintes du travail enseignant dans le contexte où l’intervention a été faite.
11Les recherches conclues et en cours permettent ainsi d’établir un processus circulaire : les difficultés des jeunes enseignants sont l’objet d’un processus d’intervention dans la situation de travail; l’intervention leur permet de trouver eux-mêmes les solutions à leurs difficultés; la manière dont l’intervention se passe et les solutions qui sont trouvées deviennent objet de recherche; les résultats de la recherche réalimentent la formation des jeunes enseignants qui commencent leur carrière dans ce contexte.