Le français à luniversité

Les langues au/du Maroc : une présentation sociolinguistique

Abdelouahad Mabrour

Texte intégral

1Nul doute que la question linguistique, dans les pays du Maghreb d’une manière générale et au Maroc en particulier, ne peut être appréhendée d’une manière objective si elle n’est pas située dans un cadre général qui prendrait en ligne de compte les différentes dimensions d’une situation où les problèmes linguistiques interfèrent avec les problèmes identitaires, politiques, économiques, sociaux…

2Au Maroc, comme en Algérie — la situation reste plus au moins différente en Tunisie —, le paysage sociolinguistique se présente sous forme de trois grands ensembles linguistiques (Boukous 2008; Mabrour & Mgharfaoui 2010) :

3a) le bloc linguistique amazighe. Il est matérialisé, sur le plan (socio)linguistique, par les différentes variétés dialectales. Celles-ci constituent, en effet, la seule réalité observable sur le terrain,
b) le bloc linguistique arabe. Il est constitué de deux sous-systèmes : l’arabe normé1 et l’arabe dialectal2. Les deux variétés entretiennent une relation diglossique, voire triglossique lorsque nous évoquons l’arabe médian (Youssi, 1983), considéré comme la variété « standard de l’oralité » (Akouaou, 1997). Là encore, l’arabe dialectal n’est saisi qu’à travers ses différentes réalisations régionales,
c) le bloc des langues étrangères. Il est représenté essentiellement par la langue française et, dans une moindre mesure, par la langue espagnole au nord et au sud du Maroc.

4Historiquement, le fond de peuplement des pays maghrébins est d’origine amazighe. La position géographique privilégiée de ces pays a fait de cette partie de l’Afrique du Nord une zone sensible, fortement travaillée par des ferments d’origine externe. Il semble même que ce soit une loi, plus particulièrement sur le plan linguistique, que les langues et variétés de langues déjà en place s’adaptent aux influences et aux données des populations qui avaient marqué leur passage par cette zone.

5L’amazighe (le berbère) est la langue dont l’existence est la plus anciennement attestée en Afrique du Nord. Mais cette langue n’existe pas en tant que telle3, en ce sens que cette dénomination recouvre une grande quantité de variétés régionales. L’amazighe, au travers de celles-ci, couvre, à des degrés fort variés, un espace géographique assez étendu : de la frontière égypto-libyenne aux côtes atlantiques et de la rive sud de la méditerranée à certaines régions de l’Afrique subsaharienne. Beaucoup de pays sont concernés : Maroc, Algérie, Tunisie, Libye, Égypte, Niger, Mali, Burkina-Fasso, Mauritanie (Boukous, 1979; Chaker, 2007). Mais les deux pays qui connaissent la plus grande concentration d’amazighophones sont incontestablement le Maroc et l’Algérie.

6Au Maroc, trois grandes variétés linguistiques se partagent l’espace amazighophone : le tarifit, le tamazight et le tachelhit. Les trois parlers se caractérisent à la fois par leur complémentarité et leur particularisme linguistiques. Les différences entre ces trois grands ensembles dialectaux portent sur des aspects phonétiques, morphologiques et davantage sur le plan lexical. L’arabe dialectal est très souvent utilisé comme moyen de communication entre les locuteurs de ces différentes zones.

7L’ouverture démocratique que connaît le Maroc ces dernières années a largement contribué à la mise en place d’une réflexion portant sur la question de la langue et de la culture amazighes4. Le décret d’Ajdir5 portant création de l’Institut Royal pour la Culture Amazighe (I.R.C.A.M.)6 est venu appuyer, du haut sommet de l’État marocain7, les dispositions déjà signalées dans la Charte d’Éducation et de Formation (2000) pour consolider la position de l’amazighe dans le système éducatif et a conduit, quelques années plus tard, à sa constitutionnalisation en juillet 20118.

8Les variétés de l’arabe entretiennent entre elles une relation de diglossie, voire de triglossie : arabe scolaire/arabe médian/arabe dialectal (Youssi 1983). Le fossé ne cesse de se creuser entre les deux extrémités de la chaîne linguistique. Cette situation a des retombées négatives sur le statut de la langue officielle (essentiellement l’arabe) et affecte sensiblement sa compétitivité, ce qui nuit au développement linguistique et cognitif du jeune apprenant marocain (langue maternelle à la maison et arabe standard à l’école) et profite, par voie de conséquence, à la langue étrangère.

9L’arabe dit « classique » remplit la fonction de (première9) langue officielle avec tout ce que ce statut implique en termes de privilèges dont une langue peut jouir. Il reste néanmoins coupé de la réalité quotidienne, du fait qu’il n’est la langue maternelle d’aucun locuteur marocain. L’amazighe et l’arabe dialectal sont les langues maternelles des communautés amazighophones ou arabophones. Elles jouissent d’une grande vitalité auprès des usagers.

10Actuellement, plusieurs voix et plumes revendiquent, parallèlement aux mesures (politiques, éducatives, médiatiques) prises pour réhabiliter l’amazighe, la standardisation de l’arabe marocain et son introduction, ne serait-ce que dans les premières années de scolarisation, par l’adoption de choix réfléchis qui prennent en ligne de compte la réalité sociale et l’évolution des langues.

11Au Maroc, la présence des langues étrangères se limite au français et, dans une moindre mesure, à l’espagnol (occupation espagnole au nord et au sud du Maroc). L’anglais (ou autres langues, notamment l’allemand) est cantonné à l’espace éducatif comme deuxième langue étrangère10.

12Cette langue s’est bien enracinée, au fil des années qu’a duré l’occupation française11, pour devenir une des composantes essentielles de ce paysage linguistique12. Bien que l’avènement de l’indépendance ait sensiblement réduit ses domaines d’emploi, la langue française continue d’occuper une place très importante dans presque tous les secteurs de la vie du pays. Elle rivalise de ce fait avec l’arabe (officiel) et jouit d’une forte valeur ajoutée sur « le marché des langues » : une langue de travail et de possible réussite personnelle.

13Dans les textes, le français est considéré comme une langue étrangère au même titre que toutes les autres13. La Charte d’Éducation et de Formation14 (2000) stipule (sans les nommer) l’introduction d’une 1re langue étrangère à partir de la 2e année du primaire, puis d’une 2e langue étrangère à partir de la 5e année du même cycle. Mais dans les faits, le français « se vit sous plusieurs variétés : variétés élitaires, français approximatif, idiome en voie d’appropriation et d’intégration » (Benzakour, 2007 : 45). Son statut a toujours posé problème. Ce n’est ni une langue étrangère ni une langue seconde. Sa présence est assez significative dans le tissu socioéducatif et économique du pays : langue enseignée et d’enseignement (matières scientifiques et techniques…), langue d’administration à côté de l’arabe, langue de diffusion des biens culturels (littérature marocaine d’expression française, films, chansons…), langue des médias (presse écrite, audiovisuelle et électronique), langue de l’espace public (enseignes, panneaux de publicité/de signalisation routière…).

14Cette position privilégiée, mais dans le même temps assez controversée du fait qu’elle est perçue comme une langue porteuse de valeurs différentes, la langue de l’ancien occupant aussi, fait d’elle l’« objet d’un enjeu idéologique » qui oppose la fibre traditionnelle (arabo-islamiste) et les défenseurs de la modernité. Les premiers revendiquent une arabisation totale (enseignement, administration, paysage sémio-linguistique…); les seconds défendent le maintien et le renforcement de cette langue, particulièrement dans l’enseignement et dans l’administration.

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BIBLIOGRAPHIE

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Benrabah, M., (2007), « Politique linguistique en Algérie : insécurité au sommet, ouverture à la base » in P. Lambert, A. Millet, M. Rispail & C. Trimaille (Eds), Variations au cœur et aux marges de la sociolinguistique, Paris, L’Harmattan.

Benzakour, F., (2007), « Langue française et langues locales en terre marocaine : rapports de force et reconstructions identitaires », Hérodote, n° 126.

Bensfia, A., Mabrour, A. & Mgharfaoui, Kh., (2013), « L’impact du choix de la langue sur les débouchés et carrières professionnels : points de vue d’étudiants », in Recherches en didactique des langues et des cultures. Enseignements universitaires francophones en milieux bi/plurilingues, Les Cahiers de l’Acedle, 
volume 10, numéro 3.

Boukous, A., (1979), « Le Profil sociolinguistique du Maroc », Bulletin économique et social du Maroc, 140.

Boukous, A., (1995), Société, langues et cultures au Maroc, enjeux symboliques, Rabat, Publication de la Faculté des Lettres, Série Essais et études (8).

Boukous, A., (2006), « Editorial ». Inymsin n usinag (Bulletin d’information de l’IRCAM), p. 5-6.

Boukous, A., (2008), « L’avenir du français au Maroc ». In P. Chardenet, P. Dumont, J.-M. Klinkenberg, J. Maurais & B. Maurer (Eds), L’Avenir du français, Paris, Éditions des archives contemporaines.

Calvet, I., Célérier, M.-J., Colin, G.-S., Laoust, E., Provençal, L., Terrasse, (1934), Initiation au Maroc. Rabat, Institut des Hautes Études Marocaines.

Chaker, S., (2007), « Langue et littérature berbères », Clio, p. 1-10.

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Laghaout, M., (1995), « L’espace dialectal marocain, sa structure actuelle et son évolution récente ». In Dialectologie et sciences humaines au Maroc, Série colloques et séminaires (38), Rabat, Publications de la faculté des lettres et des sciences humaines.

Laroussi, F., (1997), « Plurilinguisme et identités au Maghreb en quels termes les dire? ». In F. Laroussi (Éd.), Plurilinguisme et identités au Maghreb, Rouen, P.U.R.

Mabrour, A. et Mgharfaoui, Kh., (2010), « The Teaching of Amazigh in France and Morocco: Language Policies and Citizenship between Pedagogy and Power Politics », Sultana R. & Amazaoui A. (Eds), Education in the Arab World: Political Projects, Struggles, and Geometries of Power, New York, Routledge.

Mabrour, A. et Mgharfaoui, Kh., (2011), « L’enseignant (non)natif entre motivations et représentations. Cas de l’enseignement/apprentissage des langues dans des établissements au Maroc », in Badrinathan, V. et Dervin, F. (dir.), L’enseignant non natif : identités et légitimité dans l’enseignement-apprentissage des langues étrangères, Éditions Modulaires Européennes &InterCommunications, Collection Proximité Didactique.

Youssi, A., (1983), « La triglossie dans la typologie linguistique », La linguistique, vol. 19, p. 71-83.

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Notes

1 Les appellations pour désigner cette langue ne manquent pas : arabe classique, littéraire, scolaire, standard, moderne… Nous n’allons pas entrer dans des considérations techniques pour en faire la distinction. Nous préciserons, toutefois, que la structure morphosyntaxique reste presque la même. Les principales variations (entre arabe classique et moderne) affectent essentiellement le volet lexical.

2 Appelé aussi « arabe marocain », « darija ».

3 Au Maroc, la reconnaissance constitutionnelle date de juillet 2011, mais sa réhabilitation remonte à 2001 (discours d’Ajdir) à la création de l’IRCAM (2003).

4 Il faut dire que cette percée n’aurait pu se produire sans la convergence d’un certain nombre de facteurs politiques, économiques et culturels qui ont permis le passage à une nouvelle phase dans l’histoire de cette langue au Maroc : une volonté politique du haut sommet de l’État, un contexte international et régional de plus en plus attentif à des voix revendiquant plus de démocratie dans le traitement de la « chose publique », un nationalisme arabe agonisant, une crise économique assez pesante, un mouvement associatif amazighe très dynamique et de plus en plus revendicatif.

5 Connu aussi sous le nom du Discours d’Ajdir, petite localité berbère où le Roi Mohammed VI avait prononcé le 17 octobre 2001 un discours annonçant la création de cette institution.

6 Il s’agit d’une instance consultative rattachée directement au cabinet royal. Dotée de moyens humains et matériels assez importants, cette institution constituait, sur le plan politique, déjà en 2001, la reconnaissance officielle de la dimension amazighe du Maroc. Elle a pour mission, sur le plan pratique, la conception et la mise en œuvre des conditions scientifiques et techniques et des moyens susceptibles de promouvoir la langue et la culture amazighes. L’I.R.C.A.M. est constitué de plusieurs structures : Rectorat, conseil d’administration composé de personnalités relevant du champ associatif, de représentants d’institutions publiques (ministères, université, académie…), centres de recherche (six centres de recherche dans lesquels travaillent plusieurs chercheurs permanents et contractuels) et services administratifs.

7 Ce qui voulait dire aussi que la question amazighe ne saurait être l’objet de surenchères sur la scène politique nationale. C’est une question qui concerne tous les Marocains, indépendamment de leur langue maternelle.

8 En passant par des actions concrètes dans ce sens : adoption de la trace tifinagh (2003), introduction progessive de son enseignement dans le secteur public (à partir de 2003), présence de plus en plus significative dans le paysage médiatique et audivisuel : radio, télévision, publicité, films…).

9 Chronologiquement parlant. L’amazighe n’a été reconnu constitutionnellement qu’en 2011.

10 Signalons toutefois l’intérêt grandissant pour les autres langues étrangères ces dernières années : certaines universités et écoles privées assurent une partie ou la totalité de leurs formations en anglais, prolifération des instituts et centres de langue…

11 De1912 à 1956.

12 Boukous (2008 : 205) parle de trois courants majeurs qui « se partagent le champ du discours épilinguistique sur la politique linguistique » : « la berbérophonie, l’arabophonie et la francophonie ». Les Maghrébins sont conscients de l’importance du maintien de l’équilibre entre ces trois pôles.

13 Il est à signaler que cette langue était la langue officielle au Maroc pendant le protectorat (1912-1956). Elle était considérée jusqu’aux années 80 comme la première langue étrangère enseignée au Maroc (Recommandations pédagogiques de 1982).

14 Il s’agit du texte qui régit la réforme du système éducatif national adoptée en 2000.

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Pour citer

Abdelouahad Mabrour, Les langues au/du Maroc : une présentation sociolinguistique
Le français à l'université , 21-01 | 2016
Mise en ligne le: 14 mars 2016, consulté le: 03 mai 2024

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Auteur

Abdelouahad Mabrour

Laboratoire d’Études et de Recherches Sur l’Interculturel (URAC 57), Université Chouaïb Doukkali, El Jadida (Maroc)

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