Le français à luniversité

Le tranchant plurilingue

Patrick Dahlet

Texte intégral

1Le plurilinguisme n’arrive pas dans un monde d’alliances, il n’est pas incident à un exercice naturel du savoir comme un bien partagé. S’il définit en théorie la norme la plus élevée de la communication humaine, en pratique, il tranche dans les langues de la grande majorité des locuteurs, les dépouillant de leur expressivité, de l’intérieur en quelque sorte, tout en prétendant la réaliser, et ouvre ainsi des scènes d’(auto)-affrontement et de (ré)autorisations communicatives et identitaires, plus ou moins confondantes et brutales.

2C’est par un trémolo dans une voix d’allure brisée que Serge fait retour sur la recherche de ses premiers mots qu’il n’a jamais croisés : « C’est dans la langue créole que je me suis exprimé le premier + ce qui m’avait valu la première fessée de ma vie + parce que nos parents pour eux le créole était source d’échec. » (Serge, étudiant haïtien)

3Quant à Mireille, entendons là, groggy dans ses répressions, enfant en observation dans une chambre de langage : « Je pensais en français + je jouais en français + je / je / je voulais m’expliquer quelque chose je me l’expliquais en français + j’excluais le créole compl / presque complètement +++ Mais au dehors + je parlais français + j’étais chez les sœurs / là où j’étais au jardin d’enfants + je parlais créole ++ on me tordait la bouche. »

4L’imposition plurilingue est tranchante. Affaire de violence donc, mais aussi affaire de mémoire de langage à fleur de discours (et de nerfs). La grande défaite serait de l’oublier. Tous ces locuteurs, d’origine caribéenne et latin(di)o-américaine, qui ont bien voulu faire retour sur leur biographie langagière, n’ont rien oublié. Ils attestent combien la configuration de répertoires et d’identités plurilingues peut être lourde de controverses, d’incertitudes et de conflits, et pour ces raisons, particulièrement délicates à vivre et à exercer.

5Le rapport à l’autre langue, langue officielle ou langue étrangère, se vit toujours, de manière plus ou moins obsédante, non seulement comme préjudiciable à l’usage de la langue originaire, dont elle entrave le libre choix et qu’elle soumet à tous types de mises en cause (communicative, stratégique, cognitive, esthétique), mais aussi comme un retour du refoulé, au sens où le lien à l’idiome extérieur décline et module à outrance, dans un mélange imprévisible d’incertitudes subjectives, de préoccupations identitaires, de saisissements politiques et d’aventures existentielles, la perte sensible de la langue originaire : « Je parle le hollandais, l’anglais et le français et heu… un peu de charabia en créole ++ ah et puis il y a aussi l’Ougandais, la langue de ma mère +++ j’imagine que c’est en ougandais que j’ai parlé pour la première fois + seulement je me demande comment + j’aurais pu le faire puisque je ne sais plus parler cette langue. » (Shirley, Française née en Ouganda, vivant en Martinique)

6Si ce témoignage met en évidence la richesse du répertoire de Shirley et semble refléter un plurilinguisme harmonieux, c’est aussi un plurilinguisme qui inscrit en creux la perte de la langue maternelle, symbolisée ici par celle de son statut premier, non plus langue maternelle mais langue de ma mère, et finalement rien de plus que cette langue, simple relique du corps maternel, déchargée de toute fonction d’usage, langue fantomale, mais qui continue cependant d’être là, muette, à la traîne derrière les autres, au sein d’un locuteur qui a cessé de la parler.

7Cette présence / absence de la langue mère est d’autant plus âpre qu’elle s’éprouve avec la conscience diffuse que le lien à l’idiome extérieur, qui devrait être progressivement tenu à distance, voire théoriquement même détruit, se trouve au contraire renforcé : « Normalement, les Haïtiens devraient penser en créole / moi, je pense en FRANÇAIS. » (Joseph, lycéen haïtien)

8Il y va de la concession au sujet du pouvoir d’évaluer sa place ou de relier son avant à son après : « On m’a éduquée en FRANÇAIS / tout ce que j’avais à faire je le faisais en FRANÇAIS mais les livres haïtiens / on me dit que si tu écrivais quelque chose en créole elle est moins appréciée que si tu écrivais en français / c’est pas juste / c’est logique ça / je trouve que c’est aberrant. » (Denise, étudiante ENS, Haïti)

9Est ainsi renforcée la prégnance de la langue dominante, qui a pour caractéristique incontournable de se généraliser sur le mode d’un devoir impératif pour le locuteur : « J’ai parlé en français avec les parents euh + qui nous parlaient en français hein les parents nous parlaient un peu français créole mais on devait répondre en français. » (Yolène, Martiniquaise)

10Tout se passe ainsi, étrangement, comme si le corps-à-corps avec le langage d’une autre langue, quelle que soit la situation, était toujours donné ou reçu, non pas d’abord comme la consécration de nouvelles connivences, mais avant tout comme la traduction d’injonctions impositives externes ; comme si l’exposition d’un sujet à d’autres langues était nécessairement contrée, au-delà même de la charge d’aliénation instillée par l’assimilation contrainte d’une langue coupée de la sienne pour étalonner le monde, par l’appréhension d’une rupture du fil conducteur de l’origine et de l’intimité.

11Le discours singulier de Julien Constance, gendarme martiniquais, livre un raccourci saisissant de la manière dont peuvent se faire jour, durement, ravageuses d’inquiétudes et de démons, des identifications plurilingues, dans des contradictions qui les font s’évanouir au moment même où elles se disent, excluant pourtant qu’elles soient des mirages.

12De fait, Julien Constance, juste après avoir souligné que  « c’est euh le créole et le français dans lesquels je suis très à l’aise ++ les deux langues + les les deux », assure de manière étrangement basculante : « C’est les deux les les deux euh incontournablement et et je dirais le français parce que nous avons tellement parlé français pendant des millénaires que euh des fois je je je parle le créole en français je francise le créole ce qui veut dire que le le français est la langue dans laquelle je m’exprime le mieux voilà des fois j’écorche mon créole au profit du français. »

13Tout en déniant qu’il existe pleinement quand il s’exprime en français, comme si son consentement au français avait pour revers inévitable de le mener à la déprime ou à l’implosion : « Le français n’est pas ma langue, le français n’est pas ma langue, le français vient d’Europe, je ne suis pas européen, à aucun moment je ne suis un Européen, dans l’esprit peut-être, mais dans les faits non. »

14Certes, les identités plurilingues peuvent se nouer dans un « en commun » effectif des langues qui les traversent. Il y a bien sûr des plurilingues heureux. Ce sont ceux qui, combinant compétences communicatives et identifications positives avec les répertoires linguistiques et culturels de deux ou plusieurs communautés, convertissent leur vécu plurilingue en un potentiel harmonieux d’auto-estime et d’autoréalisation au sein de leurs sociétés d’appartenance.

15Ils se rencontrent partout, dans le champ de la fable comme dans celui du discours ordinaire. Du côté littéraire, c’est par exemple Natalio Hernandez, ancien président de l’académie mexicaine des écrivains de langues indigènes, qui déclare : « La relación de armonia interior entre el español y el nahuatl, me llevó a descubrir que la diversidad cultural y lingüística es la mayor riqueza con que cuenta la humanidad hoy en día » (trad. : « La relation d’harmonie intérieure entre l’espagnol et le nahuatl m’a conduit à découvrir que la diversité culturelle et linguistique est la plus grande richesse que compte de nos jours l’humanité »). Du côté des usages au quotidien, c’est John, jeune Franco-Brésilien vivant en Martinique, qui affirme que « le français et le portugais, pour [lui], dans [s]a tête, sont devenus une seule langue », ou encore Ana-Maria, Franco-Chilienne, également établie en Martinique, qui « pense que [s]a langue restera toujours l’espagnol, mais que c’est avec plaisir [qu’elle] adopte le français comme seconde langue ».

16Mais le bonheur de ces coïncidences, c’est l’exception, pas la règle, une règle inévitablement oscillante sous l’effet des brisées des nœuds linguistiques au sein des sujets : significativement, c’est incontournablement le créole et le français que Julien Constance donne pour ses deux langues, mais un incontournablement, par le jeu de l’ellipse, reconnu au même moment comme inamovible pour le seul français (cf supra « les deux incontournablement et et je dirais le français »).

17Les mêmes d’ailleurs, dont on a entendu l’enchantement plurilingue, ne séparent pas leur sérénité plurilingue d’une dépossession sans consolation possible, qu’il s’agisse de Natalio Hernandez se souvenant que « Mis primeros poemas en lengua nahuatl me llevaron a un conflicto interior. En la medida en que fui escribiendo en mi lengua materna, empecé a tomar conciencia de que el español habia desplazado mi lengua materna, la lengua nahuatl. Sentia que andaba un intruso dentro de mi » (trad. : « Mes premiers poèmes en langue nahuatl ont déclenché un conflit intérieur. Plus j’écrivais dans ma langue maternelle, la langue nahuatl, plus je prenais conscience que l’espagnol avait déplacé ma langue maternelle, la langue nahuatl. Je sentais que j’abritais un intrus ») ou de John se surprenant à s’excuser : « Excusez, je parle mal le portugais » et exprimant « la volonté de vouloir réapprendre le portugais correctement pour pas qu’on doive à chaque fois venir [l]’aider ».

18Qu’il soit revendiqué, consenti ou obligé, le déplacement plurilingue se présente ainsi le plus souvent, au regard des identités qu’il creuse, comme un enchaînement de tensions, plus ou moins houleux, voire vertigineux, à commencer par la pression exercée sur le sujet pour qu’il reconnaisse son identité comme relationnelle, alors même qu’il est historiquement et symboliquement occupé à la concevoir comme substance.

19Chercher à instituer le plurilinguisme, c’est en conséquence impérativement concevoir sa souveraineté, non pas d’abord dans l’exercice de l’entente, mais dans celui du pouvoir et du rapport de forces, sur fond desquels s’enlève la grande majorité des pratiques plurilingues, si l’on admet que toute expérience d’une nouvelle langue, et donc aussi tout apprentissage de langue étrangère ou seconde, est une façon d’engager son sujet, bon gré, mal gré, précisément parce qu’il ne se trouve, plus naturellement parlant, à accepter de savoir qu’il ne sait pas parler, et que l’autre sait qu’il ne le sait pas dans les mots qui doivent justement le former.

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BIBLIOGRAPHIE

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Pour citer

Patrick Dahlet, Le tranchant plurilingue
Le français à l'université , 19-03 | 2014
Mise en ligne le: 10 septembre 2014, consulté le: 19 avril 2024

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Auteur

Patrick Dahlet

Université Fédérale du Minas Gerais (UFMG / CNPq) (Brésil)

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