Le français à luniversité

Réflexions méthodologiques pour une recherche en sociodidactique

Lê Thị Phương Uyên

Texte intégral

1Le plurilinguisme au Viet Nam
Les trois textes suivants portent sur le plurilinguisme vietnamien, qui a été étudié par une équipe de recherche de l’Université de Pédagogie de Hô Chi Minh Ville (l’UPHCMV), pendant deux ans. Les réflexions qu’elle a suscitées ont produit un texte sur la méthodologie de recherche, un sur les langues des étudiants, un autre sur leurs représentations. L’enquête s’est déroulée à l’UPHCMV sous forme d’entretiens semi-directifs pour connaître les biographies langagières des personnes interrogées, leurs discours sur les langues rencontrées dans leur vie ainsi que sur l’enseignement des langues.

2Dans ce texte, après avoir décrit la situation sociolinguistique de notre recherche, nous nous intéresserons à la méthodologie contextualisée1 de l’enquête et nous nous attacherons à mettre en valeur l’importance du capital langagier dans la formation universitaire des langues. Nous terminerons par une analyse des contraintes éthiques pour une recherche collaborative portant sur les langues, et par des réflexions sur nos premières expériences en sociodidactique.  

32. Le contexte sociolinguistique
Le Viet Nam se trouve dans le Sud-Est de l’Asie. Ce pays a ses frontières avec la Chine au nord, le Laos et le Cambodge à l’ouest, et l’Océan Pacifique à l’est. Une grande distance sépare le Nord du Sud (1650 km), ce qui favorise ses échanges avec l’extérieur et donc le développement de langues étrangères. De surcroît, on compte 54 ethnies vivant sur le territoire, chacune ayant sa propre langue et certaines d’entre elles leur propre écriture tels les Viets, les Khmers, les Hoa (Chinois), etc. Tout ceci offre un tableau de langues très diversifié.

4À cela s’ajoute le fait qu’au cours des deux derniers siècles, le Viet Nam a été envahi successivement par les Français, les Japonais et les Américains, d’où l’apparition de nouvelles couches de population qui ont mis la population en contact avec le français, le japonais et l’anglais — sans parler du russe. À l’heure actuelle, avec l’ouverture du pays et ses échanges culturels et commerciaux, l’apprentissage de langues étrangères chez les jeunes gens se développe à grande vitesse.

5Hô Chi Minh-Ville, dont l’ancien nom avant 1975 était Saïgon, est la plus grande ville du Viet Nam. Divisée en 19 arrondissements et 5 districts possédant une superficie de 2 090 km2 pour une population de 8 224 400 habitants2, située sur les rives de la rivière Saïgon, à proximité du delta du Mékong, elle représente la métropole du Sud du pays.

6Premier centre d’économie, de finance, de culture et d’éducation du Viet Nam, Hô Chi Minh-Ville est la première destination pour les immigrants, touristes et étudiants, ce qui explique la croissance importante de sa population, dont la majorité (environ 90 %) est d’origine vietnamienne (người Kinh). Les minorités se répartissent entre les Chinois (người Hoa) pour 8 % (la plus grande communauté chinoise au Viet Nam, résidant dans le quartier Cho lon), et les Khmers (người Khmer), Chams (người Chăm), Nungs (người Nùng) et Rhades (người Ê-đê) pour 2 %.

7Depuis la libération du pays (1975), l’UPHCMV est reconnue comme institution phare chargée de « former des ressources humaines de haut niveau et de qualité dans le domaine de l’Éducation et de la Formation pour le pays, en particulier pour les provinces du Sud »3. Actuellement composée de 21 départements de formation, 8 centres et 1 institut de recherche, elle accueille chaque année un bon nombre d’étudiants venant non seulement du delta du Mékong, mais également de toutes régions du pays, du Nord au Centre. On y remarque par ailleurs une population étrangère, soit chargée des cours de langues dans des départements de langues, soit suivant des études en littérature vietnamienne, à savoir les nationalités chinoise, thaïlandaise, japonaise, coréenne, française et américaine. Ainsi, l’UP devient un carrefour où les échanges se font en trois variétés du vietnamien4 (celle du Nord, du Centre et du Sud), en langues régionales et étrangères.

8Face à un tel contexte pluriel, complexe et varié, nous nous demandons : quelle approche méthodologique adopter pour mener une enquête sociodidactique ?

93. Méthodologie contextualisée de l’enquête
3.1. La population d’enquête
Pour connaître les représentations sur les contacts des langues internes et externes au Viet Nam, nous avons choisi de mener des entretiens semi-directifs, par la méthode dite des « biographies langagières »5 auprès de 12 étudiants des 1re, 2e et 3e années qui ont suivi la formation des enseignants de langues à l’UP6 selon les critères suivants : régions d’origine, niveau de langue hétérogène, possibilités de contacts des langues internes et externes.

103.2. L’élaboration du guide d’entretien
L’élaboration du guide d’entretien s’appuie sur nos questions de recherche et nos hypothèses, et il comprend :
– le profil des enquêtés (origine, lieu de naissance, arrivée et installation à HCMV, voyages annexes, changement de régions, etc.);
– les langues et leurs conditions d’acquisition;
– les langues et leurs situations d’emploi;
– et le thème du lien entre langue et identité.
Nos entretiens définitifs ont été précédés d’un entretien exploratoire.

113.3. L’entretien exploratoire : une étape décisive
Pour réaliser cette étape, nous avons choisi une étudiante de troisième année en français. L’entretien s’est fait le 24/08/2015 dans un café et en vietnamien dans le but de faciliter les réponses de l’enquêtée. Ce travail nous a permis de tester les points suivants : formulation et complexité des questions; articulation entre rubriques; compréhension des termes utilisés et durée de l’entretien. Nous voulions savoir si nos questions donnaient bien l’occasion aux enquêtés de parler de leurs langues et de leurs rapports à elles.

123.4. L’entretien définitif
L’entretien définitif s’est effectué en 2 étapes entre le 28/08/2015 et le 26/04/2016.

13La première étape a été enregistrée au département de français, dans une salle de classe ou un café au gré des interviews, avec 6 étudiants, dont 5 filles. Il a duré entre 20 et 35 minutes. Après transcription, nous avons remarqué que les réponses à nos questions ne permettaient pas de répondre à notre problématique de recherche. Aussi avons-nous décidé de faire une deuxième enquête7 pour parler directement du contact des langues des enquêtés, leur faire raconter leurs souvenirs ou leurs représentations. Réalisé en une journée, le 31/03/2016, chaque entretien a duré environ 15 minutes.

14La deuxième étape destinée aux six étudiants (deux garçons et quatre filles) s’est déroulée dans la salle des professeurs. Chaque entretien a duré 25 minutes en moyenne. Ce public a été choisi en fonction de son origine et de son plurilinguisme, à la suite d’une enquête rapide auprès de 95 étudiants de première, deuxième et troisième années.

15Les 13 entretiens semi-directifs effectués en 4 moments différents durant 8 mois nous ont permis de remettre en question leur efficacité méthodologique pour traiter du plurilinguisme. Nous pensons que ce type d’enquête demande la mise en place des techniques d’enquête multiples, complémentaires, diversifiées, évolutives et appropriées à l’objet d’étude; en plus, la préparation minutieuse d’un guide d’entretien s’avère incontournable. Par ailleurs, la préenquête est indispensable et il est souhaitable que les entretiens soient réalisés par une seule personne pour la continuité et la richesse des informations recueillies.

164. En guise de conclusion
Les réflexions que nous proposons ici sont le fruit d’une première étape d’étude en sociodidactique où notre équipe a vécu des moments difficiles, même décourageants, dans le contact avec ce nouveau domaine de recherche : lors des recherches documentaires, dans la lecture et la compréhension des notions qui nous semblaient inconnues; dans la formulation de la problématique; au moment du traitement et de l’analyse des données recueillies. Certes, cette difficulté vient du mélange de deux domaines, la sociolinguistique et la didactique, auquel les chercheurs vietnamiens que nous sommes ne sont pas habitués. Par ces expériences, nous soulignons la relation de réciprocité pour une recherche collaborative portant sur les langues, à savoir : importance de la prise de conscience sur son propre parcours linguistique (langue maternelle et/ou étrangère) et culturel; tolérance à la variation; mise en valeur de la pluralité et de la diversité. C’est sur cette voie de réflexions que nous envisageons de mettre en place, dans des recherches ultérieures, des dispositifs permettant aux enseignants et aux étudiants de connaître puis de vivre leur diversité linguistique et culturelle.

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BIBLIOGRAPHIE

BLANCHET, P., (2006), La lettre de l’AIRDF, numéro 38, dans RISPAIL (dir.), L’enseignement du français dans des situations de plurilinguisme, Lille 3, p. 31-36.

BLAIS, M. et S. MARTINEAU, (2006), « L’analyse inductive générale : description d’une démarche visant à donner un sens à des données brutes », Recherches qualitatives, 26 (2), p. 1-18.

COSTE, D., D. MOORE et G. ZARATE, (2009, édition révisée), Compétence plurilingue et pluriculturelle, Conseil de l’Europe, Strasbourg.

DINVAUT, A.-M. et M. RISPAIL, (2012), Le plurilinguisme sur les bords du Mékong, enjeux sociolinguistiques et didactiques, Synergie pays riverains du Mékong, numéro 4, Revue du GERFLINT.

MILES, M. B. et A. M. HUBERMAN, (2003), Analyse des données qualitatives, De Boeck, Paris.

RISPAIL, M., (2006), « Le français en situation de plurilinguisme : un défi pour l’avenir de notre discipline ? Pour une socio-didactique des langues et des contacts de langues », La lettre de l’AIRDF, numéro 38, p. 5-12.

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Notes

1  Philippe Blanchet et Patrick Chardenet (dir.), Guide pour la recherche en didactique des langues et des cultures. Approches contextualisées, Paris, AUF / Édition des Archives Contemporaines.

2  http://www.pso.hochiminhcity.gov.vn « Tình hình kinh tế xã hội tháng 12 năm 2015 ».

3  Selon le Projet de développement de l’UPHCMV, 2005, p. 7.

4  Hoang, T.C, 2002, Phương ngữ học tiếng Việt, Nhà xuất bản Đại học Quốc gia Hà Nội, p. 91. (Dialectologie du vietnamien.)

5  R. RICHTERICH (cité par CUQ, 2003 : 36) a créé la notion en 1977 : « la biographie langagière d’une personne est l’ensemble des chemins linguistiques, plus ou moins longs et plus ou moins nombreux, qu’elle a parcouru et qui forment désormais son capital langagier; elle est un être historique ayant traversé une ou plusieurs langues, maternelles ou étrangères, qui constituent un capital langagier sans cesse changeant. Ce sont, au total, les expériences linguistiques vécues et accumulées dans un ordre aléatoire, qui différencient chacun de chacun ». Et Christiane PERREGAUX (2002 : 83) dit que « la biographie comme processus d’actualisation de faits, d’événements, de connaissances, de sentiments mis en mémoire; de leur retour en arrière pour comprendre son présent langagier; de construction de soi autour de la thématique des langues ».

6  Cf. aussi article ici-même de LÊ NGÔ Thu Thảo.

7  La modification du guide d’entretien est venue à la suite de la conférence intitulée « Recherche sur le plurilinguisme et pluriculturalisme : quel corpus pour une recherche en plurilinguisme ? » organisée les 21-22 mars 2016 à l’UPHCMV et assurée par M. Rispail, professeur de l’Université de Jean Monnet, Saint-Étienne.

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Pour citer

Lê Thị Phương Uyên, Réflexions méthodologiques pour une recherche en sociodidactique
Le français à l'université , 22-02 | 2017
Mise en ligne le: 14 juin 2017, consulté le: 26 avril 2024

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Auteur

Lê Thị Phương Uyên

Université de Pédagogie de Hô Chi Minh Ville (Viet Nam)

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