1Cet article se propose de fournir des repères pour esquisser la situation sociolinguistique de la Thaïlande, en privilégiant le point de vue des locuteurs issus des minorités.
2La scolarité obligatoire en Thaïlande, avec une instruction primaire gratuite, date de 1921. Les plans d’éducation successifs des années 1930 retiennent l’attention, car le système d’éducation pose alors l’existence d’une langue de scolarisation obligatoire, le thaï. L’instruction scolaire vise par ailleurs à produire un bilinguisme thaï-anglais, l’anglais étant enseigné comme langue étrangère obligatoire à tous les niveaux, y compris au primaire depuis 1996. Ce bilinguisme repose sur deux lingua franca, l’une, le thaï, censée être comprise de tous dans le pays, et l’autre, l’anglais, pour communiquer avec le reste du monde. Cette présentation sommaire appelle plusieurs observations.
3Le discours officiel et les interactions que des visiteurs francophones peuvent avoir avec leurs interlocuteurs suggèrent que la Thaïlande serait monolingue. En dehors des tribus montagnardes et de divers groupes locaux, laissés-pour-compte de l’éducation plutôt que représentants d’autres cultures, le grand public n’a pas conscience de différences autres que régionales dans le pays.
4La réflexion sur les minorités linguistiques est en effet en Thaïlande seulement le fait de spécialistes. À la différence du Laos ou du Vietnam, pays qui ont identifié les groupes ethniques présents sur leur territoire, la Thaïlande a adopté, selon la linguiste Theraphan Thongkum, une « politique d’assimilation »1. Dans les années 1980, les seules minorités prises en compte officiellement étaient celles répertoriées par le National Security Council2. La Thaïlande ne fait pourtant pas exception en Asie du Sud-Est, car le nombre de langues qu’on y parle3 est dans un ordre de grandeur comparable à celui des pays voisins4, et la situation dominante du thaï indique justement que les autres parlers sont bien des minorités linguistiques.
5L’appartenance des langues de Thaïlande à cinq familles linguistiques distinctes5 livre un premier aspect du multilinguisme du pays. Pour les minorités ne parlant pas une langue tai-kadai6, on a un plurilinguisme contraint, car les locuteurs de ces langues, en particulier à l’école, n’ont pas d’autre choix que de s’adapter au thaï.
6Un deuxième aspect, plus difficile à appréhender de l’extérieur, concerne les locuteurs d’une langue tai quand ils doivent parler thaï. À première vue, le groupe tai de la famille tai-kadai est homogène : le thaï et la quasi-totalité des dialectes tai du sud-ouest7 parlés en Thaïlande — qui comprennent aussi les dialectes lao de la région nord-est — partagent pour l’essentiel le même lexique et les mêmes traits typologiques8. Cette homogénéité est toutefois trompeuse!
7L’exemple des voyelles donne une idée de la complexité tai, qui se caractérise par un faible degré d’intelligence mutuelle entre les parlers : les langues tai du sud-ouest ont en commun 9 timbres vocaliques9, soit un total de 18 voyelles brèves et longues, mais, comme elles ont entre 4 et 7 tons, on peut obtenir, pour un parler donné, jusqu’à plusieurs dizaines de sommets vocaliques possibles10. Les tons étant parfois bien différents d’une langue à l’autre, apprendre le thaï pour un locuteur d’une langue tai consiste d’abord à se familiariser avec les sommets vocaliques du thaï, qui viennent s’ajouter à ceux déjà très nombreux de son propre parler. Chaque dialecte se caractérise en outre par une distribution spécifique des tons à l’intérieur du tableau des 20 syllabes de base, tel qu’il a été établi par les linguistes du domaine tai11, avec pour résultat des homonymies variables entre les mots-syllabes du vocabulaire commun.
8Compte tenu de cette sensibilité tai aux mélodies tonales que portent les voyelles, le moindre écart peut donner lieu à un brouillage sémantique, voire une incompréhension totale. Il est donc logique que l’enseignement du thaï accorde, jusqu’à l’université, une place prépondérante à la diction, mais la maîtrise du thaï chez les étudiants issus des minorités linguistiques, tai comme non tai, tend à se limiter à la prononciation et au vocabulaire concret. Ces étudiants12 sont en effet confrontés à des difficultés persistantes quand on leur enseigne un contenu abstrait, l’abstraction incluant des notions comme le complément d’objet des langues européennes13.
9La majorité linguistique du pays, mis à part le fait qu’elle n’a pas eu à faire l’effort d’apprendre une autre langue, ne diffère pas des minorités dans la manière dont ses locuteurs perçoivent les parlers différents. On comprend mieux à présent pourquoi les Thaï ont la réputation d’être très faibles en langues. Les langues étrangères y sont en effet d’une certaine façon inaudibles, a fortiori quand elles sont phonologiquement différentes comme l’anglais ou le français, qui se distinguent du thaï par leur petit nombre de sommets vocaliques et par une grande diversité des finales consonantiques14. Or le système scolaire a fait le choix de langues internationales, géographiquement lointaines, aux dépens des langues des pays voisins, qui contribueraient pourtant par leur proximité typologique au développement des capacités linguistiques des écoliers.
10Alors que l’enseignement des langues en Thaïlande ne quitte pas la salle de classe et peut plus généralement être décrit comme abstrait, avec notamment le recours quasi exclusif aux questions à choix multiples dans les examens scolaires, les attitudes langagières incluant des langues étrangères relèvent encore d’exceptions individuelles. Pour aller dans la direction d’un tel plurilinguisme, on pourrait concevoir des méthodes d’enseignement prenant en compte le substrat linguistique des locuteurs et comprenant dans les cours d’oral des drills de prononciation individualisés15. Le chinois, de ce point de vue, est en avance sur les autres langues : les enseignants natifs, présents dans tous les établissements du pays, ont appris le thaï en Chine et ont reçu une formation à l’enseignement centrée sur la phonétique, qui leur permet d’appréhender les besoins linguistiques spécifiques des étudiants.