Le français à luniversité

Éléments pour une caractérisation du français des jeunes en Côte d’Ivoire

Alain Laurent Abia Aboa

Texte intégral

1On observe depuis quelques années une longue tradition de travaux de linguistes sur la situation du français en Afrique. Le fait de relever un grand nombre de travaux utilisant une grande variété d’approches n’implique pas qu’une nouvelle étude d’une partie spécifique de la réalité linguistique du français en Afrique n’aurait pas sa raison d’être.

2Un fait récent dans l’évolution du français en Afrique est le développement, en particulier chez les jeunes, de formes linguistiques caractérisées comme des sociolectes, et qui résultent du contact de plusieurs langues, dont le français. Ces parlers de jeunes gagnent de plus en plus de locuteurs, se stabilisant comme forme linguistique et se répandant comme moyen de communication (Kube, 2005 : 26).

3En Côte d’Ivoire, les jeunes représentent, pour diverses raisons, la catégorie sociale dont le rôle sera sans doute central dans l’évolution de la situation linguistique du pays. En effet, les divers modes d’appropriation du français par les jeunes et surtout le phénomène nouchi, caractérisé par les recherches linguistiques (Aboa, 2011; Kouadio, 1990; Boutin, 2002) comme la variété la plus récente du français ivoirien, indiquent la direction probablement irréversible du développement de variétés endogènes du français en Côte d’Ivoire. Sans que l’on établisse clairement une corrélation avec le succès du nouchi, on assiste à une régression des langues locales dans les conversations familiales, et encore plus dans celles entre les jeunes.

4Quels sont les indicateurs permettant de spécifier le français des jeunes en Côte d’Ivoire?

5Cet article, qui s’appuie sur les résultats d’une enquête de terrain réalisée dans cinq villes ivoiriennes, vise à présenter un aperçu des représentations des jeunes ivoiriens sur leurs propres pratiques du français et à cerner l’objet social « français des jeunes de Côte d’Ivoire » aux contours encore fragmentaires et instables.

6Les sentiments et les attitudes linguistiques des jeunes envers le français
Les pratiques langagières des jeunes constituent un élément indiciel intéressant du processus évolutif de la jeunesse au niveau notamment des représentations identitaires, d’une part, et par rapport aux pratiques différenciatrices, d’autre part. Ces pratiques langagières rappellent ce que l’on constate en termes de rapports dominés/dominants, tels qu’ils sont définis par P. Bourdieu (2001) et participent aux constructions identitaires de ces jeunes. Elles leur sont nécessaires pour résister, ne serait-ce que de manière symbolique, aux rapports d’exclusion exercés sur eux.

7Partant de l’hypothèse que les sentiments à l’égard des langues influent probablement sur les compétences des locuteurs, nous avons réalisé en 2015, dans le cadre du projet « Dynamique des langues et des variétés de français en Côte d’Ivoire », une enquête dans cinq villes ivoiriennes.

8Les questionnaires administrés au cours de l’enquête et les entretiens semi-directifs avec les locuteurs, dont l’âge varie entre 12 et 30 ans, devaient permettre d’observer les variations systématiques dans le comportement linguistique des jeunes Ivoiriens et de faire une évaluation des sentiments individuels (ou collectifs) envers la langue française et à d’autres langues, mais aussi des sensations et des réactions que cela suscite chez les locuteurs.

9Les résultats enregistrés à l’issue de l’administration de 1 000 questionnaires indiquent une attitude majoritairement favorable au plurilinguisme. Plus de la moitié des personnes interrogées (59,9 %) déclarent que le français ne leur est suffisant ni au quotidien ni pour leur réussite sociale. Une très grande majorité (84,5 %) est ouverte à l’introduction des langues locales à l’école (la leur, une langue locale dominante ou un véhiculaire dominant). Pourtant, l’analyse des questionnaires révèle que les langues ivoiriennes occupent de moins en moins de place dans le quotidien linguistique des jeunes.

10Ce fait est alarmant dans la mesure où, dans la situation linguistique actuelle de la Côte d’Ivoire, la transmission de ces langues est assurée uniquement par les familles, car elles ne bénéficient d’aucun soutien institutionnel. Pour Lafont (1982), « l’ignorance et le rôle marginal qui est attribué à la langue maternelle d’un groupe de locuteurs par la politique linguistique officielle éloignent de plus en plus les locuteurs de leur langue. Cela conduit à une sorte d’aliénation culturelle et linguistique chez les jeunes locuteurs et peut finalement les amener à haïr cette langue ».

11En tentant d’extérioriser ce que peuvent éprouver les jeunes Ivoiriens à l’égard de la langue française, nous avons cherché à détecter ce que cela pourrait avoir comme action sur leurs productions langagières et (ou) réciproquement. Ici, l’étude des sentiments positifs, négatifs, mais aussi excentriques devrait nous apporter des renseignements sur les « circonstances » sociolinguistiques qui les provoquent.

12De la même façon, en ayant connaissance de ces circonstances, il serait alors possible d’identifier le caractère de ces sentiments linguistiques impliqués dans ce phénomène (I. V. Drevon, 1995).

13L’étude des représentations et des sentiments linguistiques dans le cadre de cette recherche est de nature qualitative, l’entrevue semi-dirigée et l’analyse de discours étant les méthodes privilégiées pour la collecte et l’analyse des données. Les jeunes interviewés proviennent de différents milieux sociaux. Pendant les entrevues, nous avons parcouru la trajectoire de leur vie et avons abordé les espaces sociaux qu’ils occupent, à savoir l’espace familial, scolaire, professionnel, social et communautaire, les langues ou variétés de langue utilisées ou privilégiées dans ces divers espaces et, surtout, leurs rapports à la langue française.

14Nous définissions les espaces sociaux comme des lieux d’interaction où des gens ayant des liens ou des intérêts communs interagissent ensemble. La construction et la mise en discours des représentations et les sentiments linguistiques des jeunes par rapport aux variétés de langue en circulation dans divers espaces sociaux nous permettent de comprendre davantage les ressources linguistiques que possèdent les locuteurs. Soixante-dix pour cent des jeunes interrogés au cours de l’enquête affirment que la raison majeure de la disparition progressive des langues ivoiriennes dans la vie quotidienne des jeunes réside, selon eux, dans le rôle prépondérant du français. Leur souhait de promouvoir les langues ivoiriennes s’accompagne de critiques vis-à-vis de la politique linguistique actuelle de la Côte d’Ivoire qui attribue ce rôle à la seule langue officielle : le français. Plusieurs enquêtés soulignent qu’il n’est pas normal pour un pays africain de se baser uniquement sur une langue étrangère. Ils pensent qu’à côté du français, il devrait y avoir une langue propre au pays. Ils citent dans ces cas-là, l’exemple d’autres pays ouest-africains comme le Sénégal ou le Mali, où une langue africaine joue un rôle important et où les locuteurs ne dépendent pas uniquement du français.

15Comme a pu le montrer une enquête de Kube réalisée en 2005 en milieu scolaire abidjanais, la prédominance du français dans le quotidien des jeunes Ivoiriens n’est pas vécue sans problème. Beaucoup de jeunes considèrent la politique linguistique officielle en faveur du français comme une menace pour la diversité linguistique ivoirienne.

16Pour Kube (2005), de telles attitudes linguistiques chez ceux qui décideront dans l’avenir de la transmission des langues ivoiriennes à la prochaine génération et qui seront les décideurs de la future politique linguistique de la Côte d’Ivoire sont un indice important de l’avenir des langues ivoiriennes. Kouadio (1990) lie ces attitudes linguistiques des jeunes à un désenchantement face à l’omnipotence du français.

17En effet, l’échec du système scolaire basé uniquement sur le français a sûrement contribué à ce changement d’attitudes des jeunes vis-à-vis des langues ivoiriennes. Aujourd’hui, le français n’est plus tout à fait perçu par les jeunes comme la clé qui ouvre automatiquement les portes du marché du travail. De même, le rêve de réussir grâce au français devient de moins en moins une réalité. Le nouchi apparaît, dans les déclarations des jeunes enquêtés, comme une solution momentanée à deux problèmes majeurs qui caractérisent la situation linguistique actuelle. Cette forme leur permet de parler librement, sans la pression de la norme qu’ils ressentent dès que l’on attend d’eux un « français correct ». De plus, le nouchi serait, selon les enquêtés, en mesure de combler la lacune laissée par les langues ivoiriennes, qui disparaissent peu à peu dans la vie quotidienne des jeunes citadins.

18Éléments linguistiques
Comme pour les parlers jeunes en général, ce qui est frappant en nouchi, c’est l’instabilité lexicale. Le nouchi est un phénomène linguistique en perpétuel mouvement. Une caractérisation du nouchi à partir de ses particularités linguistiques n’est pas évidente. Le problème que pose le nouchi, c’est son foisonnement extrême, son fonctionnement qui frise l’anarchie et son extrême instabilité. Beaucoup de mots et expressions y ont une durée de vie très limitée (Aboa, 2011). Comme le souligne Kouadio (2011), le nouchi se caractérise au niveau lexical par des changements de sens et par des emprunts aux langues locales, en particulier au dioula.

19Ainsi des mots provenant des langues ivoiriennes sont retenus (exemple : you « policier » de la langue bété yu « enfant »), modifiés, tronqués, associés parfois à des éléments d’une autre langue (exemple : colta « frapper », composé du français col [de chemise] et du dioula ta « prendre »), dérivés ou composés avec changement de sens par métaphore ou métonymie. Au niveau morphosyntaxique, on peut relever :
— l’introduction de nouveaux verbes invariables empruntés aux langues locales. Exemples : koro (prononcé [kɔrɔ]) « dormir », behou « partir, s’en aller, fuir », badou « manger »
— le non-respect de l’accord en nombre et en genre; en outre, le genre de certains mots n’est pas fixé : mon stéki ou ma stéki « ma petite amie ».

20Le nouchi concurrence bien évidemment le français populaire chez les jeunes, mais également « le français de l’école » puisqu’il est devenu, d’après Kouadio (2011), la première langue parlée dans la cour de l’école.

21Le comportement linguistique du nouchi se rapproche d’autres parlures de jeunes en Afrique comme le camfranglais. Ces phénomènes linguistiques attestent l’apparition de formes de français développées par des locuteurs ayant appris la langue d’une manière non guidée, en dehors de l’école. Ces variétés sont caractérisées par un grand nombre d’interférences entre le français et les langues africaines, langues premières des locuteurs. Dans ce contexte apparaît souvent dans la littérature scientifique le terme de « créolisation » pour expliquer la formation de ces variétés linguistiques (Manessy, 1978).

22Pour Kube (2005 : 20), le fait que dans la pratique linguistique des jeunes se mélangent des mots français avec des éléments des langues africaines et que les structures du français sont simplifiées ne permet pas de conclure que ce développement linguistique amènera à la naissance de créoles. Chaudenson (1996 : 80) comprend le souhait des linguistes de vouloir recourir à des modèles existant pour expliquer les particularités de la réalité linguistique du français en Afrique, mais il conseille de ne pas utiliser les mêmes termes dans des contextes complètement différents.

23Conclusion
Pour les jeunes Ivoiriens qui grandissent en ville, la vie quotidienne est dominée par le français. La politique linguistique du pays visiblement favorable au français, le recul des langues locales et la compétence insatisfaisante en français sont perçus par les jeunes comme le problème linguistique de la Côte d’Ivoire. Dans ce contexte, les jeunes revendiquent ouvertement le nouchi comme leur moyen de communication pour compenser l’insécurité linguistique et pour dénoncer la situation linguistique actuelle du pays.

24Le nouchi est, pour les jeunes, l’alternative au français (Kube, 2005). Pour eux, cette forme linguistique leur permet d’exprimer leur identité, leur esprit créateur et leur volonté de liberté. Le nouchi (ainsi que d’autres langues de jeunes en milieu urbain africain) a subi un élargissement des fonctions linguistiques qu’il remplit pour les locuteurs. Grâce à ses possibilités communicatives et identitaires spécifiques, l’usage de cette forme linguistique ne se réduit plus à la jeunesse urbaine.

25Les parlers jeunes comme le nouchi sont d’évidence un objet social fort complexe, non pas tant parce qu’ils recouvrent des réalités diversement envisagées autant par la sociolinguistique  que par le corps social en général, mais parce que leur émergence récente semble indissociable d’une prise de conscience collective (Walter, 1988), non seulement de l’urbanisation, mais également d’une modification des modes de vie et de pensée qui implique, de façon quasi spectaculaire, des changements d’attitudes linguistiques.

26Il est sans doute très réducteur, comme le relèvent Bulot et Blanchet (2013), de penser que les « parlers jeunes » (qu’il s’agisse de représentations ou de pratiques) ne sont qu’un phénomène générationnel, qu’une tension provisoire entre groupes sociaux (même si on doit concevoir qu’ils sont également cela). La territorialisation (Bulot, 1999) linguistique des jeunes et l’individuation sociolinguistique sont vraisemblablement ce qui permet de caractériser le dynamisme des parlers jeunes, mais sans pour autant les expliquer en totalité.

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BIBLIOGRAPHIE

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BULOT, Thierry et Philippe BLANCHET, (2013), Une introduction à la sociolinguistique pour l’étude des dynamiques de la langue française dans le monde, Éditions des archives contemporaines, Paris, 166 pages.

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KOUADIO, N’Guessan Jérémie, (1990), « Le nouchi abidjanais, naissance d’un argot ou mode linguistique passagère? », Des langues et des villes, Didier Érudition, Paris, p. 373-383.

KUBE, Sabine, (2005), La francophonie vécue en Côte d’Ivoire, L’Harmattan, Paris, 248 pages.

LAFONT, Robert, (1982), « Acculturation, aliénation ethnique, et dégénérescence patoisante dans une situation ancienne de contacts linguistiques : questions de méthodes », Entfremdung, Selbstbefreiung und Norm. Texte aus der okzitanischen Soziolinguistik, Narr, Tübingen, p. 40-53.

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WALTER, Henriette, (1988), Le français dans tous les sens, Robert Laffont, Paris, 384 pages.

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Pour citer

Alain Laurent Abia Aboa, Éléments pour une caractérisation du français des jeunes en Côte d’Ivoire
Le français à l'université , 22-01 | 2017
Mise en ligne le: 23 mars 2017, consulté le: 25 avril 2024

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Auteur

Alain Laurent Abia Aboa

Université Félix Houphouët-Boigny de Cocody-Abidjan (Côte d’Ivoire)

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