Le français à luniversité

Variations et emprunts

Cristina Petraş

Texte intégral

1Proposer un dossier dont le titre allie les « variations » et les « emprunts » est une démarche tout à fait naturelle pour qui veut envisager les manifestations extrêmement variées du français. Car la vie du français dans ce qui est communément appelé espace(s) francophone(s) est rythmée par le contact avec d’autres langues. C’est ce qui permet à Gadet et Ludwig (2015 : 2) d’affirmer que le cas du français peut être considéré comme un « laboratoire » pour ce qui est de l’examen des résultats du contact.

2Mais constituer un tel dossier suppose dès le départ d’opérer des découpages dans une matière hétérogène, qui peuvent paraître l’effet du hasard. S’il est impossible de rendre compte dans un tel cadre de la multitude des situations, il n’en reste pas moins que les études de cas réunies peuvent chacune contribuer à une compréhension des mécanismes à l’œuvre dans le contact du français avec d’autres langues. Les effets du contact peuvent être très divers et s’étendre de manifestations formelles et sémantiques proprement dites jusqu’à des interventions plus subtiles qui traduisent dans des structures par ailleurs françaises des conceptualisations propres à une communauté particulière (voir ça).

3Portant sur des terrains aussi divers que la ville de Constantine (en Algérie), le Cameroun, la Côte d’Ivoire ou la Nouvelle-Écosse (au Canada), les contributions réunies dans ce dossier témoignent de la présence des mêmes axes d’interrogation, qui s’articulent différemment d’une situation à l’autre.

4Dans l’étude de la variation, le recueil des données est un geste hautement significatif. Les méthodes mobilisées par les quatre auteurs sont diverses et dépendent de l’objet de chaque étude. Elles permettent une collecte de données plus ou moins écologiques. La question de la fiabilité des données doit être abordée en rapport avec le type de démarche. Ainsi, un examen des discours épilinguistiques des locuteurs chez Souheila Hedid est projeté à partir des données recueillies à travers ce qu’on appelle la triangulation entre différentes méthodes : les entretiens, l’observation et la prise de notes. Des données écologiques sont mobilisées lorsqu’il s’agit d’analyser les pratiques langagières : presse, émissions de radio dans les articles de Gisèle Piebop et Cristina Petraş; interactions enregistrées dans la rue, dans les campus scolaires dans l’article de Gisèle Piebop. Les copies d’élèves et d’étudiants qu’exploite la même auteure permettraient d’aborder le rapport entre variation, contact et contexte d’apprentissage. Chez Jean-Marie Andoh Gbakre, l’analyse d’un élément qui connaît un fort ancrage situationnel nécessite l’exploitation d’interactions verbales.

5Selon Léglise et Alby (2013 : 97), des approches plurielles sont nécessaires dans l’analyse des phénomènes de contact, pour rendre compte de leur complexité. Les cadres d’un dossier ne permettent évidemment pas que soient mobilisées des perspectives variées pour un terrain particulier. Ainsi, des focalisations différentes sont proposées par les différentes études composant ce dossier. Souheila Hedid s’arrête notamment sur l’enquête menée, puisque l’objet d’étude ([re]configuration du paysage sociolinguistique à la suite des reconfigurations de l’espace de la ville, que sous-tendent des facteurs comme la restructuration spatiale, la gentrification urbaine, la mobilité sociospatiale) devient évident parallèlement au déroulement de cette enquête. L’analyse des discours épilinguistiques lui permet de qualifier le français — qui coexiste sur le terrain en question avec d’autres langues/variétés — de « code territorialiste », sa présence dépendant de la réorganisation de l’espace. À partir du terrain camerounais, Gisèle Piebop nous livre une description des principales particularités du discours en français, tant du point de vue génétique (emprunts aux langues/variétés avec lesquelles le français est en contact quotidien, innovations formelles et sémantiques) que du point de vue du niveau linguistique de manifestation (lexique, syntaxe). Les deux autres contributions s’arrêtent sur des faits de langue bien précis. Jean-Marie Andoh Gbakre propose une analyse du fonctionnement du morphème ça en français ivoirien. Les emplois innovants (si certains peuvent être rapprochés des emplois de ça en français populaire, d’autres semblent être vraiment nouveaux) sont liés à une reconfiguration propre au français ivoirien, sous-tendue par un « préconstruit culturel » (voir à cet égard, dans le numéro 104 de la revue Langue française, l’application de la notion d’appropriation, qui permet d’envisager la manière particulière dont le français est adopté en Afrique noire). Ces nouvelles valeurs attribuées au morphème ça relèvent d’un « projet d’affirmation de soi », l’élément en question constituant un véritable « indice d’identité linguistique ». Dans un contexte de contact avec l’anglais (le français acadien du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse), les emplois du pronom which, se rangeant sur un continuum qui aboutit à une perte de la valeur pronominale, témoignent de changements qui pourraient être traités en termes de grammaticalisation (Cristina Petraş). Si certains de ces emplois sont apparemment présents en anglais du Canada, d’autres pourraient être comparés avec ceux du pronom que passe-partout en français.

6Les approches ponctuelles que propose ce dossier peuvent finalement être englobées dans un tableau complexe, qui rendrait compte des facettes multiples de la variation du français en rapport avec le contact.  

7À partir d’un tel tableau, on pourrait projeter des analyses qui mettraient en parallèle les situations de coexistence du français avec d’autres langues. Les analyses des convergences et des divergences permettraient une compréhension des facteurs de différenciation. Pour ce qui est de la manifestation de ce que Gadet et Ludwig (2015) appellent parlers hybrides, nous remarquons, dans les exemples proposés par Gisèle Piebop pour illustrer le camfranglais, que les unités empruntées, bien que s’inscrivant dans un moule syntaxique français, ne sont pas toutes intégrées au français (ce qui supposerait, par exemple, la conjugaison des verbes sur le modèle des verbes français). Tout au contraire, dans la situation de contact du français avec l’anglais dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse (telle qu’illustrée par le corpus sur lequel s’appuie notre analyse de which), les verbes anglais sont intégrés sur le modèle des verbes du premier groupe français. Une autre comparaison peut s’avérer intéressante : la présence de la particule back dans les exemples de camfranglais et dans le français en contact du Canada (voir le chiac de Moncton, parler hybride, selon Gadet et Ludwig [2015], ou le français acadien du sud-ouest de la Nouvelle-Écosse déjà mentionné).

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BIBLIOGRAPHIE

GADET, F. et R. LUDWIG, (2015), Le français au contact d’autres langues, Éditions Ophrys, Paris.

Langue française (Le français en Afrique noire. Faits d’appropriation), n° 104, 1994.

LÉGLISE, I. et S. ALBY, (2013), « Les corpus plurilingues, entre linguistique de corpus et linguistique de contact : réflexions et méthodes issues du projet CLAPOTY », in Faits de langues, n° 41, p. 95-122.

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Pour citer

Cristina Petraş, Variations et emprunts
Le français à l'université , 20-04 | 2015
Mise en ligne le: 08 décembre 2015, consulté le: 25 avril 2024

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