Le français à luniversité

John J. Gumperz. De la dialectologie à l’anthropologie linguistique

David Bel

Référence de l'oeuvre:

Boutet, Josiane et Monica Heller (dir.), (2014), John J. Gumperz. De la dialectologie à l’anthropologie linguistique, Langage & Société, numéro 150, Quatrième trimestre 2014, Éditions de la maison des sciences de l’homme, Paris, 165 pages.

Texte intégral

1L’apport d’un grand chercheur ne se mesure pas seulement aux concepts et idées qu’il a développés, mais aussi au nombre de chercheurs des générations suivantes qu’il a inspirés. C’est ce que les coordinatrices du numéro 150 de Langage et société, Josiane Boutet et Monica Heller, démontrent, non pas en proposant un simple volume d’hommages à John J. Gumperz, « mais bien plutôt [en rendant compte] de la façon dont [ses] travaux ont été lus, compris, travaillés et reçus par différents sociolinguistes dans le monde ». (p. 9)

2Il faut dire que l’histoire de Gumperz, mort en 2013 à l’âge de 91 ans, après une longue et riche carrière intellectuelle, se confond en partie avec l’histoire de la sociolinguistique. Gumperz, comme d’autres sociolinguistes, a commencé sa carrière à un moment où cette discipline n’existait pas, en étant linguiste, spécialisé en dialectologie. Comme le rappelle Peter Auer dans le premier article, les questionnements sur les variations linguistiques de sa thèse en dialectologie ont incontestablement posé les premiers jalons de ses interrogations ultérieures majeures. Si celles-ci rejoignent partiellement celles de William Labov (comme le rappelle Heller), Gumperz va néanmoins s’en distinguer dans les réponses apportées, en proposant une sociolinguistique sensible au contexte, étymologiquement, ce qui est autour du texte.

3« L’interaction sociale établit le sens » (p. 41)
Pour Gumperz, ce qui se dit dans une interaction est tout aussi important que l’interprétation que font les interlocuteurs de ce qui se passe. Il va ainsi fonder la sociolinguistique interactionnelle. Logiquement éloigné du postulat positiviste, Gumperz est sensible à la co-construction du sens par les interlocuteurs. Il s’attache à décrire et à comprendre, pour chaque cas, la manière dont sont construites et comprises par les locuteurs eux-mêmes les interactions, ce qui va le mener vers l’anthropologie linguistique. Il va, pour ce faire, développer ou proposer de nombreux concepts et notions (répertoire verbal, code switching, indices de contextualisation, situations-clés…), presque tous discutés dans ce numéro.

4Daniel Véronique, par exemple, montre toute la richesse qu’apporte l’approche de Gumperz et le concept de répertoire verbal dans la compréhension des situations créolophones. Robert Nicolaï et Josiane Boutet discutent, dans deux articles distincts, un des concepts majeurs de Gumperz : les indices de contextualisation. Boutet, notamment, se livre à une comparaison originale entre les travaux de Gumperz et ceux du « linguiste-psychanalyste » Fonagy. En prenant l’exemple des faits phonétiques, on se rend compte avec cet article de Boutet à quel point la sociolinguistique a dû batailler pour se faire une place au soleil, nous rappelant au passage que les luttes intellectuelles sont souvent, aussi, des batailles de champs. Comme elle le rappelle, pour Martinet, « la phonétique et l’intonation ne font pas partie du domaine d’étude des linguistes ». (p. 72) Or, pour Gumperz, elles sont justement un élément essentiel de la communication, ce qu’il va théoriser, à la suite de nombreuses études empiriques, avec ses indices de contextualisation.

5Monica Heller et Marco Jacquemet prolongent le débat sur l’apport de Gumperz avec la question du pouvoir et celle de la justice sociale. Jacquemet s’intéresse à un thème hautement « gumperzien » : le sens social implicite porté par la parole et les rapports de pouvoir. Si, dans son étude d’un procès criminel à Naples, il met bien en évidence l’inégalité du rapport de force visible dans les usages linguistiques durant le procès même, il montre également que les possibles incompréhensions de sens (reprenant ainsi avec force une des thématiques de recherche de Gumperz) ont toujours des conséquences pour les locuteurs en position de faiblesse, notamment dans des situations-clés. Heller reprend ce thème de la justice sociale en nous rappelant que Gumperz a également été objet de critiques, en étant parfois taxé de culturaliste, car donnant beaucoup d’importance aux conventions culturelles, par exemple dans l’explication de l’échec scolaire. Heller propose une relecture de l’œuvre de Gumperz et de ces critiques à l’orée de la justice sociale. Sans écarter ces critiques, elle rappelle qu’aucune d’elles « n’a remis en question le fait que la différence pourrait être liée à l’inégalité ni que l’interaction en face-à-face était un espace important de leur articulation ».

6Comment classer Gumperz ?
Étonnement, la réponse semble plus dépendre de l’endroit d’où l’on parle que des idées qu’il a développées. La passionnante entrevue de Simonin par Boutet, en fin de numéro, rappelle cette histoire de lutte de champs, mais aussi la manière dont Gumperz a été reçu en France à travers le parcours de Simonin, sociolinguiste, à moins que ce ne soit plutôt celui d’un anthropologue linguiste. Effectivement, de nos jours, les travaux nord-américains de sociolinguistique s’inscrivent clairement dans la lignée de ceux de Labov. Les héritiers de Gumperz (et d’autres chercheurs de sa trempe) se retrouvent plutôt en anthropologie linguistique. Ce n’est pas la même division qui s’est opérée en France. Comme le dit Simonin, « aux USA, on aurait été anthropologues du langage ». (p. 107)

7En conclusion
Ce numéro entier de Langage et société consacré à Gumperz nous rappelle à quel point il peut être vain de définir le terme sociolinguistique si on ne précise pas immédiatement à quel courant (et à quel grand auteur derrière) on se réfère. Au point de se retrouver peut-être en anthropologie linguistique. Au final, un numéro passionnant et de haute facture autant pour découvrir ou redécouvrir Gumperz que pour se projeter dans l’avenir des recherches en sociolinguistique et en anthropologie du langage.

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Pour citer

David Bel, John J. Gumperz. De la dialectologie à l’anthropologie linguistique
Le français à l'université , 20-04 | 2015
Mise en ligne le: 25 novembre 2015, consulté le: 23 avril 2024

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Auteur

David Bel

Université Normale de Chine du Sud (Chine) et Université de Montréal (Canada)

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