Le français à luniversité

Créativité et stéréotypes linguistiques défigés dans l’espace public

Yomna Safwat Salem

Texte intégral

1Introduction
Depuis plusieurs années, la langue du street art ou de l’art urbain a pris une grande importance dans la linguistique qui définit le défigement comme « un recours linguistique qui consiste en la modification du signifié et, souvent, du signifiant d’un phrasème ayant pour résultat le déblocage de sa contrainte sémantique et syntaxique... » (Yakubovic et Català Guitart, 2014 : 608). Le défigement constitue donc une manipulation lexicale, syntaxique ou sémantique des unités de l’expression figée, cette déformation formelle entraînant une modification du sens et parfois même une création. En effet, de nombreux linguistes ont mis l’accent sur l’aspect créatif du défigement; citons entre autres Fiala et Habert (1989).

2À partir d’un corpus composé d’exemples de l’art urbain recueillis sur le Web1 et où les artistes de rue de l’espace public parisien recourent au défigement des locutions stéréotypées (Schapira, 1999 : 12), nous tenterons de répondre aux questions suivantes : quels sont les mécanismes de défigement des locutions stéréotypées dans le street art ? Quelles sont les différentes valeurs du défigement en tant qu’une stratégie à visée communicative ? Et enfin quelles sont ses fonctions linguistiques ?

3Procédés de défigement
Afin de parvenir à une description adéquate de notre corpus, nous avançons le classement suivant, qui s’inspire des divers modèles déjà proposés et dont Yakubo et Català Guita (2014 : 606) font la synthèse.

4Un grand nombre de graffitis ont recours à la substitution comme moyen de détourner les locutions stéréotypées qu’on trouve dans la langue. Ce procédé consiste à remplacer un élément par un autre et porte généralement sur le moule morpholexical de l’expression figée.

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5Nous relevons de nombreux exemples illustrant le défigement lexical. Ainsi, le défigement « Qui vole un œuf vole une poule » (figure 1) détourne la parémie « Qui vole un œuf vole un bœuf ». Le sens de la parémie est ainsi menacé par le processus de la commutation lexicale. Le graffeur tourne en dérision le sens de ce proverbe; selon l’artiste, l’œuf c’est la poule, il ne faut donc pas exagérer : commettre un crime minime ne veut pas dire en commettre d’autres plus considérables.

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6Quant au déplacement, il consiste à altérer l’ordre des composantes des expressions figées. Dans le graffiti « L’ordre c’est le désordre moins le pouvoir » (figure 2), la refonte syntaxique a lieu par le biais d’une inversion de l’ordre conventionnel de la célèbre maxime anarchiste de Léo Ferré « Le désordre c’est l’ordre moins le pouvoir ». Pour les partisans du désordre, dont Léo Ferré, l’anarchie ne signifie pas une absence d’ordre, mais au contraire, elle est organisée et structurée. Si pour les anarchistes le désordre produit l’ordre, pour le graffeur, c’est l’ordre qui crée le désordre; il y a un donc un continuum entre ordre et désordre.

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7La contradiction consiste à dire le contraire de l’expression figée. Par exemple, la devise de la République française « Liberté, Égalité, Fraternité », qui est un symbole pour tous les Français, est détournée et défigée en « Servitude, Inégalité, Individualisme » (figure 3). Ce défigement qui s’appuie sur la modification sémantique, le graffeur ayant recours aux antonymes des trois substantifs de la devise, souligne l’hypocrisie du gouvernement français qui prétend protéger les droits des hommes, mais, en vérité, ne fait que les bafouer.

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8L’expansion consiste à ajouter un ou plusieurs éléments à l’expression figée. Retenons le graffiti suivant : « lave ton linge sale en famille sinon il y a la laverie » (figure 4). L’ajout de la proposition « sinon il y a la laverie » à l’expression idiomatique « Laver son linge sale en famille » a défigé l’expression en la faisant passer du sens figuré au sens propre; l’image que contient l’expression n’est plus valide, le linge ne désignant plus les problèmes et les mésententes, mais désignant les vêtements sales à proprement parler.

9Les fonctions linguistiques du défigement
L’intervention portée par l’artiste de rue sur ce que la langue a de plus rigide n’est en soi qu’un jeu de mots dont les fonctions linguistiques sont proposées par Henry (2003).

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10Une caractéristique fondamentale des jeux de mots est celle d’offrir aux signes linguistiques la possibilité de se signifier eux-mêmes. Ainsi, la fonction métalinguistique du défigement est mise en relief dans ce graffiti : « C la galère » (figure 5), qui défige l’expression idiomatique « C’est la galère ». Le défigement fait par l’artiste de rue est construit sur l’autonymie : la lettre « C » est considérée non point en usage — elle serait alors traitée comme un phonème qui se prononce soit /s/ soit /k/—, mais en mention, c’est-à-dire qu’on se préoccupe non de son signifié, mais des particularités de son signifiant, notamment sa graphie.

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11La fonction poétique, quant à elle, s’intéresse à la forme du message afin de le rendre captivant. À travers les émotions qu’ils véhiculent, les jeux de mots établissent des rapports interhumains (Henry, 2003 : 35). La fonction poétique est mise en vigueur dans le défigement de ce refrain de Léo Ferré : « Avec le temps va, tout s’en va », où le substantif « temps » est remplacé par « l’Otan », renforçant ainsi l’assonance dans ce refrain, ce qui donne naissance à une phrase qui sonne bien et à un slogan anti-Otan : « Avec l’Otan va tout s’en va ! » (figure 6), les jeux phoniques étant très fréquemment à l’œuvre dans le défigement. Ce défigement vise à amener le destinataire à s’interroger sur les dangers et les crimes de l’impérialisme incarnés par l’Otan.

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12Sachant que l’humour est un moyen efficace de véhiculer une critique, l’artiste de rue, en l’exploitant, s’assure de rejoindre un plus grand public. Grâce à la modification de la célèbre formule de Descartes « je pense donc je suis » détournée en « je pense donc je fuis » (figure 7), le graffeur donne un nouveau signifié plus comique, tout en gardant une forte ressemblance avec le figement d’origine, ce qui fortifie l’effet ludique.

13Selon Henry (2003 : 40), beaucoup de jeux de mots ont un sens manifeste et un sens implicite; par la suite, les défigements contiennent une allusion. La notion d’allusion exprime un processus d’unification du locuteur et du destinateur, qui est déstabilisé dans ses habitudes par la déformation qui touche la forme et le sens des figements ancrés dans son inconscient.

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14Le décodage du sens de ce défigement : « À l’avenir, chacun aura droit à 15 minutes de sécurité » (figure 8), qui a pour origine le célèbre adage du roi du pop art Andy Warhol « À l’avenir, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale », traduit la complicité entre le graffeur et son destinataire, ce dernier devant s’efforcer de saisir l’implicite et le raccourci.

15Conclusion
Le défigement est une dérogation à la norme, car on porte atteinte aux aspects morphologiques, syntaxiques et lexicaux des expressions figées niant leur caractère codé pour modifier le sens et créer une construction nouvelle non usuelle qui, éventuellement, s’ajoutera à l’axe paradigmatique de la langue. Il répond ainsi à un acte créatif du locuteur qui veut transmettre un certain message de mécontentement, de révolte ou de joie en toute liberté.

16Notre analyse a montré que le défigement des énoncés stéréotypés se réalise généralement au moyen d’une altération de la forme par le biais de diverses opérations transformationnelles. Le choix de ce défigement n’est pas en soi aléatoire, le changement produit poursuivant un certain effet sémantique, stylistique ou pragmatique.

17Nous avons également souligné que, contrairement à beaucoup de cas de défigement, le défigement dans les écrits muraux en tant que l’un des mécanismes les plus productifs de jeux de mots n’a pas seulement une visée ludique ou satirique dont le résultat contribue à l’expression d’un ton plus actuel, mais il s’agit aussi d’expérimenter et d’interroger l’arbitraire du langage.

18D’autre part, le défigement a également une fonction poétique qui communique des émotions en faisant ressortir des sonorités qui amusent et une fonction d’unification du locuteur et du destinataire par le biais de l’allusion.

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BIBLIOGRAPHIE

Fiala, Pierre et Benoît Habert, (1989), « La langue de bois en éclat : les défigements dans les titres de presse quotidienne française », Mots, décembre, numéro 21, p. 83-99 [en ligne]. Disponible à l’adresse : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mots_0243-6450_1989_num_21_1_1504 (consulté le 14 janvier 2015).

Henry, Jacqueline, (2003), La traduction des jeux de mots, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris, 297 pages.

Schapira, Charlotte (1999), Les stéréotypes en français : proverbes et autres formules, Ophrys, Paris, 172 pages.

Yakubovich, Yauheniya & Català Guitart, Dolors, (2014), « Défigement des phrasèmes dans la poésie moderne : Étude comparative français-catalan », SHS Web of Conferences 8, 605-619 [en ligne]. Disponible à l’adresse : http://www.shs-conferences.org/articles/shsconf/pdf/2014/05/shsconf_cmlf14_01150.pdf

(consulté le 28 décembre 2014).

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Pour citer

Yomna Safwat Salem, Créativité et stéréotypes linguistiques défigés dans l’espace public
Le français à l'université , 20-02 | 2015
Mise en ligne le: 08 juin 2015, consulté le: 25 avril 2024

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Auteur

Yomna Safwat Salem

Université d’Ain Chams (Égypte)

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