1Un créneau novateur de recherche s’est imposé ces dernières années : celui des technolectes dans leur rapport au développement en général et à l’enseignement, en particulier. L’objectif de cet article est de s’interroger sur l’intérêt d’étudier les technolectes pour le Maghreb. Nous commencerons par une définition du terme technolecte. Ensuite, nous préciserons le terrain maghrébin considéré et fournirons quelques éléments de contextualisation. Enfin, nous proposerons quelques pistes à explorer.
2Qu’est-ce qu’un technolecte ?
Les technolectes sont conçus comme des ensembles langagiers spécifiques, propres à des domaines qui renvoient aux sphères de l’activité humaine. Ils peuvent caractériser une situation ordinaire de la vie quotidienne ou spécialisée, dans un laboratoire, une salle de cours, un atelier de mécanique automobile, une clinique, un tribunal, etc. D’autres chercheurs auraient plutôt usé de l’appellation langue de spécialité, ou langue spécialisée (Lerat [1995]) ou d’autres dénominations (De Vecchi [2012]). Un technolecte peut être défini comme un savoir-dire verbalisant, par tout procédé linguistique adéquat, un savoir ou un savoir-faire (Messaoudi, 2010).
3Quel terrain maghrébin ?
Trois pays : Algérie, Maroc et Tunisie sont retenus. En plus de traditions et de rituels participant d’un univers socioculturel dont les codes sont très proches1, ces pays ont des paysages linguistiques et éducatifs similaires sur bien des points et ont des langues en partage.
4Terrain maghrébin et langues en partage
Parmi les variétés linguistiques en présence, celles que les Maghrébins ont en partage sont l’arabe standard et ses variétés dialectales, l’amazighe et ses variétés dialectales et le français. La langue arabe sous sa forme standard est présente dans les institutions officielles et dans le système éducatif des trois pays. La langue française est présente dans les domaines spécialisés des secteurs économiques et dans le système éducatif des trois pays. La langue amazighe a été introduite récemment dans le système éducatif (Algérie — Maroc). Au sein de ce plurilinguisme se dégage un bilinguisme réunissant deux langues de scolarisation : l’arabe et le français.
5Terrain maghrébin et langue française
La langue française constitue, pour les trois pays, le médium privilégié de transmission des sciences et techniques à l’université, mais aussi dans les milieux techniques et professionnels où elle est le plus souvent en contact avec les langues et cultures locales. Comment se déroulent ces rapports ? Et surtout que produisent-ils ?
6Deux grands types de technolectes se profilent : ceux savants, relayés en style académique et dispensés dans les universités et grandes écoles et ceux ordinaires de la vie quotidienne, en usage dans des domaines techniques. Cette typologie binaire peut connaître une gradation, des chevauchements allant de l’expression hautement spécialisée à celle banalisée. Les technolectes savants ont généralement pour supports des documents écrits en langue française, comportant schémas, illustrations, formules, etc. Si les conditions d’élaboration des technolectes savants sont de type académique, celles de l’émergence de technolectes « ordinaires » sont liées à des besoins pressants de communication, en relation à des savoir-faire acquis depuis l’introduction de telle ou telle technique, en reproduisant un savoir-dire, transmis oralement, en situation professionnelle. En somme, ces technolectes non écrits, produits par le contact interlinguistique et interculturel entre les variétés locales et la langue française existent au Maghreb depuis des décennies et continuent de « fonctionner » actuellement et de se développer : la meilleure preuve en est le domaine de l’informatique et l’appropriation des TICs — notamment par les jeunes, dans les cybers et à travers les réseaux sociaux. Les domaines où émergent ces technolectes sont essentiellement techniques et les lieux où ils se développent sont divers, comme un garage de mécanique auto, une auto-école, un hôpital, un champ agricole, un cyber café Internet, etc. Ainsi, les technolectes sont exprimés sous deux modes : celui « savant », qui caractérise le « français scientifique et technique », compris et utilisé entre chercheurs francophones, à l’échelle nationale et internationale, et celui « ordinaire » où le français est approprié et accueilli par les langues locales au travers de moyens propres. Si des travaux ont été consacrés au français en usage au Maghreb2, rares sont ceux qui ont été réservés à l’impact du français sur la formation des technolectes3 et sur leur acquisition. À cet effet, on ne peut occulter la difficulté éprouvée par beaucoup d’étudiants maghrébins poursuivant des études supérieures scientifiques pour assimiler les technolectes savants.
7L’enseignement supérieur scientifique et la non-maîtrise des technolectes savants
Même s’ils ont entrepris des réformes de leur système éducatif, les trois pays sont confrontés à un problème majeur : celui de la « fracture linguistique » provoquée par la discontinuité linguistique de la langue d’enseignement des sciences et techniques. L’arabisation des disciplines scientifiques n’a pas concerné l’enseignement supérieur. Les bacheliers arabisés se trouvent face à un cursus entièrement en français, à l’université. Situation dramatique pour ces promotions qui, ne maîtrisant pas suffisamment la langue française, ne peuvent poursuivre leurs études supérieures4 et sont demandeurs d’un enseignement de français d’appui, focalisé sur les technolectes et donc intimement lié à leur domaine de spécialité. Cette demande est instructive à bien des égards et, tout particulièrement, sur le plan didactique.
8En conclusion, quelques pistes sont à explorer :
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d’un côté, celles socio-anthropologiques et sociolinguistiques relatives à la dénomination et aux productions linguistiques qui en émanent ; par exemple, les domaines de la mécanique automobile, de la santé et de l’agriculture mobilisent, à l’oral, dans les trois pays, un corpus fort intéressant par des compositions originales et des emprunts lexicaux au français5.
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d’un autre côté, celles didactiques : les spécialistes de l’enseignement des disciplines non linguistiques (DNL) devraient envisager des formations universitaires visant à améliorer les compétences technolectales en langue française chez des étudiants ayant reçu le cursus scientifique en arabe, dans le secondaire.
9Un travail de recherche collectif et concerté, à l’échelle maghrébine, contribuerait non seulement à une meilleure connaissance de soi, de son terrain, mais aussi à la recherche de solutions idoines, émanant du contexte lui-même, non dictées de l’extérieur, et appropriées à tel ou tel besoin de formation : les linguistes, sociolinguistes et didacticiens auront fort à faire, car si jusque-là le FOS, le FOU ont fait leurs preuves, il conviendrait de réfléchir à la façon d’enseigner les technolectes à l’université.
10Par ailleurs, les technolectes « ordinaires », relayés oralement, gagneraient à être consignés par écrit et « formalisés ». Précieux sur le plan socio-anthropologique et sociolinguistique, ils pourraient être exploités dans la formation professionnelle et même dans l’alphabétisation fonctionnelle.