1Sans une démarche interculturelle, « [o]n ne voit le monde qu’à travers soi, on ne perçoit l’autre ou la culture de l’autre qu’à travers la sienne propre » (Séoud, 2004)
2Dans cette contribution, les auteures, qui appartiennent à l’École doctorale régionale « Langues, Pluralités et Développement » de l’Afrique australe/Océan Indien, se proposent d’étudier la variété des profils culturels et linguistiques des doctorants de la première promotion de cette école1, afin d’identifier les forces et faiblesses d’une telle initiative. Cet article évoque les situations où contacts entre langues ou entre cultures d’enseignement/apprentissage ont parfois conduit à des mécompréhensions. Enfin, il dévoile la façon dont les doctorants surmontent les obstacles grâce à une approche réflexive et interculturelle, démarche intéressante dans le contexte mondial actuel où l’enseignement exolingue/« exoculturel » devient la norme. Cette étude est basée sur des questionnaires écrits, des entretiens compréhensifs et des observations participantes réalisées par les deux auteures.
3La mise en place du système LMD en Europe et son caractère obligatoire à partir de 2015 (Charlier et Croché, 2009) incitent les pays de la zone Afrique australe/Océan Indien à se conformer hâtivement à ce type d’enseignement pour éviter de se faire happer par les systèmes occidentaux2. Néanmoins, l’entrée dans ce système se fait lentement dans ces universités du Sud : l’instaurer représente un coût considérable, particulièrement pour les formations les plus cotées comme les Masters qui requièrent l’intervention d’enseignants détenant le grade de Maître de conférences (MCF) et dont le nombre reste à ce jour insuffisant dans ces pays. Pour pallier les difficultés de recrutement, l’AUF a mis en place en 2010 l’École doctorale régionale « Langues, Pluralités et Développement » (désormais EDR) au sein du programme « Horizons francophones »3. L’un de ses objectifs est d’amener au niveau doctoral les enseignants des universités du Sud en leur faisant profiter d’une cotutelle avec une université ayant une pratique pérenne de la formation de MCF, et ce, en leur permettant de suivre des cours de méthodologie de la recherche.
4La première promotion de cette école comprend des étudiants aux profils divers4. Si trois étudiants ont le français comme langue maternelle, les autres considèrent le français comme langue seconde5 (Verdelhan, 2002) ou le considèrent langue étrangère (ibid.) : « peu de gens dans mon entourage pratiquent et maîtrisent le français qui est susceptible d’être notre langue seconde. Français, et anglais, ce sont des langues qu’on a apprises à l’école et qu’on a besoin [sic] dans plusieurs domaines : les relations avec des étrangers, internet » (T1). Or, les sens des mots français, lorsqu’ils sont employés par les doctorants de français langue maternelle, seconde ou étrangère, renvoient à des significations à l’intérieur d’une culture donnée et ainsi n’évoquent pas toujours la même idée. Et cet aspect polysémique des mots français, les doctorants s’en divertissent. La pluralité des français, la plurivocité de certains mots ou les expressions idiomatiques régionalisées semblent être acceptées, exploitées, voire explorées par les plus curieux même si, parfois, « pour attraper ce que l’autre dit (tu dis), il faut du fil et un hameçon » (T4). À la question « êtes-vous perdu en dehors des cours lorsque vous discutez avec des collègues qui ne sont pas de la même nationalité que vous ? », l’ensemble des doctorants répond non. Les doctorants de l’EDR reformulent, négocient, partagent et expliquent le sens de ce qu’ils veulent transmettre : « J’ajuste et je m’adapte », consent une doctorante (T2). Similairement, la rhétorique, parfois la phonétique des uns et des autres, est une richesse, et les doctorants se plaisent à y déceler des indices de répartition géographique (histoires enchâssées de certains, prononciation « régionale » de certains phonèmes par d’autres, etc.).
5Aussi, le groupe des doctorants prend-il en compte cette diversité et choisit-il d’agir en adoptant une démarche à la fois comparative et réflexive (Robillard, 2010) sur la pluralité des langues françaises et cultures en contact. C’est ainsi qu’ils verbalisent, historicisent, situent les contenus des discours, comparent et confrontent leurs interprétations. Et grâce à cela, non seulement ces chercheurs s’enrichissent-ils de la langue/culture de l’autre, mais encore portent-ils un regard plus fin, parfois plus lucide sur leur propre langue/culture. C’est un processus d’interculturation (plus précisément d’acculturation réciproque) tel que défini par Demorgon (2010) qui aide à inventer un dénominateur commun pour communiquer, agir ensemble (ibid.). La démarche de verbaliser les mécompréhensions linguistiques et culturelles dans ce contexte exolingue aide les doctorants in fine à mieux interpréter leurs propres traits culturels et à en acquérir d’autres, la culture des uns et des autres n’étant pas figée, mais évoluant dans le temps et dans les formes d’échanges (Cuche, 2001). Cette démarche à la fois comparative et réflexive réalisée en privé s’avère être un précieux outil au sein des enseignements de l’EDR.
6Si la plurivocité des français, tant au niveau lexical que discursif, a été acceptée au sein du groupe, dans une sphère informelle/privée grâce à une approche que l’on considère comme interculturelle (Conseil de l’Europe, 2009), il n’en a pas toujours été de même à l’intérieur des enseignements. En effet, dans cette sphère formelle, les différences de français étaient régulièrement traduites par des problèmes de niveaux de langue, et les différentes cultures d’enseignement/apprentissage interprétées comme des absences de références (comportementales ou notionnelles), dans ce contexte où la norme de l’enseignant s’impose. Cette non-connaissance de la norme attendue a été parfois douloureusement vécue par les doctorants : « En cours, je suis parfois perdu, ce qui m’est vraiment gênant et humiliant. » (T7) La méthodologie, l’organisation des enseignements peuvent également être équivoques6 : « La différence (avec nos enseignements), c’est la méthodologie […], la façon de trouver la problématique et l’hypothèse de la recherche ainsi que les différentes démarches. » (T6) L’absence de références communes avec l’enseignant se montre parfois problématique : « Il y a des doctorants qui ont de grandes lacunes scientifiques générales, même dans leur domaine de spécialité. » (E5) Les normes de présentation des enseignements sont parfois antagoniques : « Les cours sont trop transmissifs ; je n’ai pas l’habitude de travailler comme ça. » Aussi, s’ancrer dans la logique de l’enseignant de l’EDR, reconnaître les formes de cours et en reformuler les contenus dès lors que les traditions académiques, résultantes de la ou des cultures d’enseignement/apprentissage auxquelles ils avaient été préalablement exposés leur avaient donné des habitudes et des stratégies d’apprentissage tenaces, se révèle complexe.
7Les enseignements dispensés sont à la fois une composante de la culture de l’enseignant et un passeur de cette culture : ils en sont l’expression, de surcroît à travers une langue culturellement marquée, dans les contenus, dans les formes, dans les manières d’enseigner, dans la relation avec l’apprenant, ses manières d’écouter, de participer, de prendre des notes. Par ailleurs, la culture engendre des représentations sociales qui permettent d’interpréter des situations de la vie quotidienne, puis d’agir. Elle est un ensemble de filtres qui guident l’interprétation (Cuche, 2001). En conséquence, lors des enseignements de l’EDR, le contact avec la langue/culture « autre » passe par des opérations de filtrage qu’Henri Besse a décrites comme des cribles linguistiques culturels (1984). Aussi, une compétence à l’interculturalité semble indispensable pour aborder positivement les enseignements. Les compétences acquises au sein de l’apprentissage informel et non formel (Commission européenne, 2013) dans la sphère privée grâce à une démarche contrastive et réflexive et qui a initié chacun à la compréhension de « l’autre » rendent plus tangible l’apprentissage formel : « On s’appuie sur ce qu’on fait entre nous désormais (T3) », nous confie une doctorante. L’ouverture à l’altérité acquise au sein de la sphère privée est transférée au sein des enseignements et permet une meilleure emprise sur leurs contenus et sur la façon dont ils sont dispensés.
8L’EDR a comme but principal de contribuer à la formation des docteurs pour remédier au manque de personnel qualifié et de faire naître de réels partenariats entre universités du Nord et du Sud. Des résultats réalisés entre doctorants commencent à voir le jour : collaborations à des travaux scientifiques, participations communes à des colloques internationaux, réponses à des appels d’offres. L’analyse des données des questionnaires et des entretiens effectués auprès des doctorants nous permet de parler d’une co-culture scientifique où les participants s’entraident, se corrigent, verbalisent leurs insécurités linguistiques (et autres) afin d’arriver à un niveau d’interculturation qui permet une vraie co-construction des savoirs. En ce sens, c’est un succès pédagogique.