Le français à luniversité

L’Émergence. En réponse aux travaux de Jean-Marie Grassin

Marc Cheymol

Référence de l'oeuvre:

Fontanille Jacques, Juliette Vion-Dury et Bertrand Westphal (éds.), L’Émergence. En réponse aux travaux de Jean-Marie Grassin, collection « Littératures de langue française », vol. 13, Peter Lang, Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, 2011, XIV, 282 pages.

Texte intégral

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1Entre la naissance proprement dite — celle qui peut se décrire à partir d’une filiation reconnue et de causes identifiées — et la génération spontanée — qui ne devrait son surgissement qu’à une mystérieuse coïncidence, à des causes irrationnelles ou à l’intrusion de « calmes blocs ici-bas chus d’un désastre obscur » —, l’émergence se présente comme une métaphore désignant une manière d’être — ou plutôt une manière d’apparaître au monde.

2Dans le champ littéraire, c’est Jean-Marie Grassin — par ailleurs fondateur des études francophones à l’Université de Limoges et l’un des principaux inspirateurs de la Bibliothèque Francophone Multimédia, devenue un symbole de la francophonie dans cette ville — qui a creusé ce concept au long de toute sa carrière de chercheur 1, dotant ainsi une discipline, la littérature comparée, émergente elle aussi, avide d’outils méthodologiques rigoureux, d’un concept opératoire capable de rendre compte non seulement de phénomènes littéraires jusque-là décrits de manière plus ou moins impressionniste ou incantatoire (surgissement d’avant-gardes, publication de chefs-d’œuvre sans précédent, apparition de littératures nationales, théories de la littérature ou concepts littéraires), mais aussi historiques (événements marquants), épistémologiques (« révolutions coperniciennes »), philosophiques (nouveaux concepts, nouvelles approches), sociologiques (« tribus » des temps modernes), linguistiques (variétés lexicales du français), économiques (booms inattendus), plaçant ainsi l’émergence dans un domaine qui, loin de se cantonner à une spécialité traditionnellement reconnue, se présente comme une façon ouverte, pluridisciplinaire, interdépendante, de penser la nouveauté — l’innovation.

3La pluridisciplinarité, et même l’interdisciplinarité, définit aussi l’espace dans lequel s’inscrivent les études — par ailleurs plurilingues — recueillies dans ces Mélanges offerts à Jean-Marie Grassin. On y retrouve les ténors de la littérature comparée (Pierre Brunel, Daniel-Henri Pageaux, Jean Bessière, Bertrand Westphal) et les fondateurs des études francophones d’Afrique, comme Jacques Chevrier, mais aussi d’insignes représentants des perspectives sémiotiques (Jacques Fontanille), philosophiques (Michèle Gendreau-Massaloux), artistiques (Jacqueline Ott) et musicales (Pierrette Thévenot), psychanalytiques (Patrick Mialon) et même psychiatriques (Eric Charles), voire juridiques (Cécile Moiroud), qui confèrent à un sujet, en apparence si spécifique, autant d’élargissements passionnants.

4Le livre décrit ainsi l’émergence de la notion d’émergence, dans les années 60 et 70, alors que la littérature comparée se constituait, sa consolidation théorique, mais aussi ses différentes illustrations en littérature et dans les sciences humaines : tel est le parcours d’un volume qui constitue à la fois une référence et une opportunité, très suggestive, pour ouvrir de nouvelles pistes de recherche.

5On parle aujourd’hui de pays émergents, non à partir de cette notion en réalité mal connue hors des cercles de spécialistes, mais plutôt à partir d’une autre métaphore, qui signale l’élévation matérielle de certaines nations au-dessus du marécage du sous-développement. Cette nuance de sens introduit une confusion d’autant plus dangereuse, si elle lie l’idée d’émergence à celle de développement et donc finalement de progrès, que les littératures dites « émergentes » sont souvent des littératures de pays en voie de développement.

6En effet, on parle ici d’émergence dans un sens radicalement différent : l’utilité du concept vient précisément du fait qu’il est délié de toute vision positiviste de progrès. Son intérêt, tel qu’il est illustré au long de ce volume, est au contraire de dépassionner la critique et de définir les littératures — en particulier les littératures dites francophones — hors de tout jugement de valeur ou de préjugé, hors de tout déterminisme comtien, et d’ouvrir ainsi la porte à une véritable critique — scientifique — des littératures de langue française produites hors de France. Il ne faut donc pas confondre littératures émergentes et littératures de pays émergents, même s’il arrive que les deux cohabitent2. On parle ici de littératures émergentes, aussi bien au présent, par exemple au Tchad ou au Burkina Faso, ou de la « graine de parole » en pays mandingue, ou encore en Nouvelle-Calédonie, à Maurice, que de l’émergence, déjà ancienne, de littératures ou de courants de pensée ou d’écriture aujourd’hui confirmés ou méconnus, que ce soit dans la Grèce antique (l’École d’Isocrate), en Russie (la « Renaissance » russe) ou au Brésil (« Como nas águas do mar a literatura de um país nasce em movimentos ») — pour ne citer que les plus remarquables analyses de Jean-Dominique Pénel, Jean-Pierre Levet, Claude de Grève ou Moema Cavalcante —, non pour montrer ces nations, ces écoles, courants ou mouvements qu’elles ont produits, dans leur route vers un niveau de développement intellectuel ou artistique comparable aux plus élevés, mais pour analyser, expliquer, les conditions qui les ont rendus possibles.

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Notes

1 GRASSIN, Jean-Marie, éd., « L’émergence des identités francophones », in Littératures émergentes/emerging literatures, Bern ; Berlin ; Frankfurt ; New York ; Paris ; Wien, Peter Lang, 1996.

2  Voir l’intéressante mise au point de Michèle Gendreau-Massaloux.

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Pour citer

Marc Cheymol, L’Émergence. En réponse aux travaux de Jean-Marie Grassin
Le français à l'université , 17-04 | 2012
Mise en ligne le: 12 février 2013, consulté le: 25 avril 2024

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Auteur

Marc Cheymol

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